Qui est Paul Dindon ?
Il est avant tout le fruit d’une aventure collective, l’Auberge des Blogueurs jeu de rĂŽles littĂ©raire qui a taquinĂ© l’imaginaire de 58 auteurs pendant l’Ă©tĂ© 2020. Au fil de milliers de discussions via un forum dĂ©diĂ©, chacun a dĂ©roulĂ© la pelote de sa fiction, l’a mĂȘlĂ©e Ă celles de ses camarades de jeu, dessinant souvent d’Ă©tonnants tableaux. J’isole ici l’histoire de Paul Dindon mais vous invite bien entendu Ă lire l’Auberge des Blogueurs dans son ensemble.
Grand brun de 55 ans aux yeux trĂšs clairs, jovial et bon vivant, dĂ©barquĂ© de Paris pour profiter des joies jurassiennes offertes par l’Auberge des Blogueurs. Barman au Fer Ă Cheval, troquet d’habituĂ©s Ă Bonne Nouvelle, affublĂ© d’un don de voyance plutĂŽt encombrant, il se mĂȘle Ă la clientĂšle de l’auberge, s’acoquine avec une jeune femme nature-peinture comme on dit Ă Marseille, conduit au village une actrice incognito au volant de la vieille BM clinquante que lui a prĂȘtĂ©e Sylviane, sa patronne. Les mĂ©andres de l’histoire que je lui ai tricotĂ©e en 17 billets l’emmĂšnent Ă quelques kilomĂštres de Saint-Amour (Jura), sur des airs de chansons françaises des annĂ©es 80.
1. Deux kilomĂštres et trois cents mĂštres 2. Ă Lara Mas 3. Ma rĂ©ponse en Comic Sans MS 4. Amoureulogue 5. La dĂ©confiture 6. La Cagole et le Parigot 7. Droit au but ! 8. Au bal masquĂ© 9. L’inconnu et la biche effarouchĂ©e 10. DĂ©cale les platanes 11. Roule ma poule ! 12. Glouglou Natou ! 13. Un dindon Ă Paris 14. Comme un ouragan 15. Les histoires d’A. 16. in love with 17. Lucette, Huguette et la gendarmette au bal musette
Deux kilomĂštres et trois cents mĂštres
Comme le wifi nâirrigue pas encore la chambre oĂč jâai posĂ© mes valises lundi soir, jâopte pour la bonne vieille mĂ©thode du carnet Moleskine et du stylo bic et reprends le fil des pensĂ©es qui mâont tenu compagnie pendant les cinq heures de route entre Paris et PerpĂšte-lĂšs-Olivettes, ou Pollox pour ĂȘtre plus prĂ©cis.
Je regarde danser le fer Ă cheval en cuir censĂ© porter bonheur Ă la conductrice de la vieille BM qui mâemmĂšne au trou du cul du Jura et je repense au fou rire qui nous a secouĂ©s la semaine derniĂšre.
â 400 balles le porte-clĂ©s ! avait hurlĂ© Raymond, le client du lundi qui ne vient au bar que le lundi, quand Sylviane, ma patronne, avait crachĂ© le prix du grigri.
â Câest pas un porte-clĂ©s, câest un accessoire de sac en veau HermĂšs, avait-elle rĂ©pliquĂ©. Et puis, je fais ce que je veux avec TON argent, non ?
Ăa avait clouĂ© le bec de Raymond. Et Sylviane et moi on avait ri, quâest-ce quâon avait ri, Ă sâen tenir les cĂŽtes. Raymond avait quand mĂȘme fini hilare. Câest vrai quoi, avec tout ce quâil boit chez nous, Sylviane aurait mĂȘme pu sâacheter une nouvelle voiture que ça ne le regardait pas.
Au Fer Ă Cheval â le troquet Ă Bonne-Nouvelle, Paris, oĂč jâai Ă©chouĂ© en 2009 et dont le nom fait rĂ©fĂ©rence au comptoir en zinc, en forme de fer Ă cheval qui agglomĂšre la clientĂšle dâhabituĂ©s, les congĂ©s annuels commencent Ă la mi-juin. Alors que dans le quartier les concurrents baissent tous le rideau au mois dâaoĂ»t, ma toquĂ©e de patronne aime ĂȘtre Ă contre-courant pour accueillir nos clients au cĆur de lâĂ©tĂ©. Sylviane a un sacrĂ© grain mais je lâaime bien. Et câest rĂ©ciproque. On dit toujours que lâamitiĂ© ce ne sont que des preuves et pas du blabla. Elle me lâa prouvĂ© un paquet de fois et pas plus tard quâhier quand elle mâa filĂ© les clĂ©s de sa vieille BM pour mon escapade dans le Jura.
â Louer une voiture cinq semaines ? avait-elle tonnĂ©, les yeux ronds comme des soucoupes, quand on avait Ă©voquĂ© mes vacances un mois plus tĂŽt. Tâes pas net, hein. Ăa va te coĂ»ter un bras. Prends la mienne, elle est trop rayĂ©e pour quâon daigne la bigner. Et puis je ne bouge pas de Paris. Jâen ai pas besoin, prends-la.
Son offre ne souffrant aucune discussion, jâai acceptĂ© de bon cĆur. Lâargent que jâavais prĂ©vu de mettre dans la location ira dans les bistrots de Pollox et des environs. Quel drĂŽle de nom pour un village quand mĂȘme. Deux kilomĂštres et trois cents mĂštres. Câest la distance qui sĂ©pare le village de ma chambre dâhĂŽtel. Je ne potasse gĂ©nĂ©ralement pas sur les lieux oĂč je me rends en vacances mais ces deux kilomĂštres et trois cents mĂštres figurant sur la brochure que mâavait envoyĂ©e Jeanne LalochĂšre, la directrice de lâauberge, sont une donnĂ©e importante, que dis-je, vitale. Ăa reprĂ©sente trois minutes en voiture Ă lâaller et vingt-cinq minutes Ă pied pour le retour pour les fois oĂč jâaurai trop levĂ© le coude. Comme ça, je fais « dâune biĂšre deux coups », jâĂ©vite les PV et jâempĂȘche les sapins du Jura dâabĂźmer la vieille BM de Sylviane.
Ă Lara Mas
Jâignore si câest la literie de lâAuberge ou lâair de la montagne ou les deux mais je dors comme un loir, bercĂ© par les bruits de la nuit, chuchotements provenant dâen-dessous, mĂ©lodies sans paroles et prĂ©ludes flasques pour une chouette dans les bois enveloppants. Faut dire aussi quâentre les prĂ©paratifs, la descente de flics au Fer Ă Cheval le dernier soir avant la fermeture pour congĂ©s parce quâon a improvisĂ© un karaokĂ© Ă trois heures du mat, entre les clients qui ne partent quâĂ coups de pied au derriĂšre (mĂ©taphoriques hein, car on les bichonne nos clients) et, la goutte sur le gĂąteau, la cerise qui a fait dĂ©border le vase, le chagrin dâamour de Sylviane, je suis parti de Paname au volant de sa BM mais sur les rotules.
Oh ! jây repense. La bande-son de mon voyage jusquâĂ lâAuberge, une compilation fabriquĂ©e avec dĂ©votion par Sylviane, mâa crachĂ© des titres aussi miĂšvres que jubilatoires. Je la chambrais mais, comme beaucoup de gens, je vouais une passion honteuse pour les chansons françaises des annĂ©es 80. Sur les routes du Jura, jâai chantĂ© Ă tue-tĂȘte avec Caroline Loeb, Elsa sans Glenn Medeiros, David et Jonathan, ou Jakie Quartz.
Juste une mise au point
Pour un petit clin dâĆil de survie
Pour tous les fous, les malades de lâamour
Pour toutes les victimes du romantisme, comme moi
Juste un pâtit clin dâĆil, une mise au point
Son couplet sur le bar-tabac de la rue de Clichy⊠Je me suis souvent demandĂ© de quel troquet elle parlait. Je lui ai posĂ© la question un soir quâelle est venue au Fer Ă Cheval avec des copains, mais elle Ă©tait tellement pompette quâelle bredouillait un « dâaprĂšs toi ? » Ă©nigmatique Ă chacune de mes questions. Je nâai jamais su. Ce soir-lĂ , elle nous a fredonnĂ© un air de Catherine Lara, une de ses copines Ă ses dĂ©buts au Casino de Paris, sur la rue de Clichy, justement. Nuit magique. Les flics nous ont laissĂ©s tranquilles, cette fois-lĂ .
Pourquoi je parle de tout ça ? Avec tous les toasts portĂ©s Ă la santĂ© de la pâtite June que jâai emmenĂ©e au bistro de Pollox hier soir, jâen oublie lâentrĂ©e en matiĂšre â lâalarme incendie mardi soir qui me lâa mise dans les bras, je lâai calmĂ©e en lui parlant des petits riens qui ne manqueraient pas de la requinquer dans cette auberge du Jura, de ma carriĂšre de barman Ă Paris jouant tour Ă tour les psychologues de comptoir, lâĂ©paule rĂ©confortante, lâamuseur avec les blagues que je consigne maladivement dans des carnets, les Madame Soleil quand je fais pas gaffe et que me viennent sans prĂ©venir les visions Ă propos de mon vis-Ă -vis.
OĂč en Ă©tais-je, NadĂšge ? Ah oui. Jâai trouvĂ© la pâtite June sous la vĂ©randa absorbĂ©e par la lecture dâun ouvrage dont jâai photographiĂ© mentalement la couverture, pour en causer plus tard, attablĂ©s au bar du village, elle avec ses yeux dans les nuages, ses rĂȘves de cinĂ©ma que je nâai pu mâempĂȘcher de percer. Mais je ne lui ai rien dit ou plutĂŽt je me suis contentĂ© dâĂ©voquer une sĂ©rie sur Netflix qui re-tricote la lĂ©gende dâun studio hollywoodien. « Oh oui oh oui oh oui, sâest-elle exclamĂ©e. Jâai a-dorĂ©. » Elle sâest alors mise Ă dĂ©mĂȘler le faux du vrai, passant en revue les sept Ă©pisodes et me racontant tout un tas dâanecdotes croustillantes. Jâai profitĂ© dâune diversion â un couple se chamaillant en fond de salle et qui avait captĂ© lâattention de June, pour aller tirer un fil contre un platane au clair de lune.
Jâai dĂ» siffler une bouteille et demi de ChĂąteau lâĂtoile â un nom prĂ©destinĂ© tant pour cette soirĂ©e Ă Ă©voquer les Ă©toiles du cinĂ©ma des annĂ©es 30-40 que la promenade nocturne proposĂ©e par le syndicat dâinitiative de lâĂreintante aux clients de lâauberge et que nous avons elle et moi dĂ©clinĂ©e. June sâest montrĂ©e plus raisonnable en tournoyant son agitateur dans son unique liqueur Vert Sapin puis sa tripotĂ©e de Schweppes Tonic.
â Câest mon tour de jouer aux bons samaritains, a-t-elle rĂ©pliquĂ© lorsque je lui ai tendu les clĂ©s de la vieille BM. Je nous ramĂšne Ă lâauberge, ok ?
â Ăa roule ma poule, ai-je gloussĂ©.
Toute fiĂ©rote, elle a tournĂ© la clĂ© de contact, appuyĂ© sur le bouton de lâautoradio prĂ©-rĂ©glĂ© sur le son Ă fond les ballons et lĂ , le drame. La chanson de Jeanne Mas dans la voiture toutes vitres ouvertes, sur la place du village, sur la petite route tortueuse du Jura nous ramenant Ă lâAuberge.
Sauvez-moi quand il me soulĂšve
Quâil me tend la main
Ma voix se dérÚgle
Sauvez-moi, ses yeux me désarment
Quand il me retient
Quand ses bras mâencerclent si fort
Quand son corps me colle
Ma réponse en Comic Sans MS
Dans le verre ballon quâornent les initiales calligraphiĂ©es ADB, les grains mĂ»ris ont sagement sĂ©chĂ© sur un lit de paille avant dâĂȘtre pressĂ©s pour devenir le vin du Jura qui irrigue ce soir mon humeur songeuse. Je capte des bribes de conversation autour de moi sur le patio de lâauberge. Je ne suis pas le seul Ă mâextasier devant la vue sur le lac. Je pense Ă la pâtite June perchĂ©e sur ses Louboutin, je pense aux images qui mâont assailli quand elle a rougi sur son prĂ©tendu mĂ©tier, je pense aux mille vies qui me façonnent, me hantent. Ă ce message dâune boĂźte de prod parisienne qui flatte mon ego. Ă ma rĂ©ponse laconique en Comic Sans Ms. Merci pour votre aimable sollicitation mais non merci. Cordialement, Paul Dindon.
Amoureulogue
Sylviane a un penchant pour la magopinaciophilie. Elle collectionne pour sâamuser les cartes de visite tapageuses que les marabouts en quĂȘte de pigeons glissent, imperturbables, sous les balais des essuie-glaces de France et de Navarre. Pour mes cinquante ans, elle mâa offert deux paquets de cinq cents cartes quâelle a rĂ©alisĂ©es et imprimĂ©es elle-mĂȘme. Elle sâest inspirĂ©e des vraies, elle sâest surtout inspirĂ©e des confidences que je lui ai faites sur la parenthĂšse de ma vie qui a durĂ© sept ans, de lâanonymat au quart dâheure de gloire, des plateaux tĂ©lĂ© Ă la dĂ©confiture, que dis-je, au fiasco total. Pour son cadeau en forme de clin dâĆil rĂ©parateur, elle a fait foisonner ce grain de folie que jâaime tant.Il mâarrive encore de distribuer ces vraies-fausses cartes de visite sans oublier dâajouter « câest une blague que mâa faite une amie, mais le tĂ©lĂ©phone et le mail sont corrects. » Jâen ai glissĂ©e une Ă la pâtite June pour voir sa rĂ©action. Elle a passĂ© le test de confiance en conduisant âmaâ vieille BM jusquâĂ lâauberge, je pouvais bien lui rĂ©vĂ©ler un bout de moi, mĂȘme de façon Ă©nigmatique.
PerfusĂ© de cafĂ© aprĂšs une nuit sans sommeil, je dĂ©plie le journal que lâauberge met Ă disposition. Soudain je nâentends plus le brouhaha des rĂ©sidents qui petit-dĂ©jeunent. Mon regard est happĂ© par la rubrique des mots-croisĂ©s. Dans les cases, un mot saute aux yeux, manuscrit en capitales dâimprimerie. DĂ©finition sibylline : « amĂšre en bouche, apprĂ©ciĂ©e sur une tartine, en dĂ© ». DĂCONFITURE. Je mâexcuse auprĂšs de la pĂ©tulante aubergiste qui reste avec mon pain perdu Ă la confiture de poire jurassienne sur les bras. Je mâenfuis pour chercher lâair au bord du lac.
Dans le papier datĂ© de dimanche, jâai appris que lâauberge avait Ă©chappĂ© Ă une tornade, « une amorce de tornade (appelĂ©e tuba ou entonnoir nuageux) ». Lâarticle Ă©voquait aussi les phĂ©nomĂšnes mĂ©tĂ©os visibles les prochains jours, des symptĂŽmes lumineux ou des nuages transportant humiditĂ© et poĂ©sie : nuages noctulescents â filaments ou nappes illuminĂ©s par en-dessous, mammatus, arcus ou cumulonimbus, roi des nuages.
Roi des nuagesâŠ
PLOUF. Ou plutĂŽt SCHHHHHH la glissade sur la rive du lac CRAC la branche Ă laquelle je tente de mâaccrocher PLOUF la chute dans lâeau. Vite ! remonter sur la berge avant quâon ne me voie, si on ne mâa pas dĂ©jĂ vu, pourvu quâon ne mâait pas reconnu, câest con lâorgueil quand mĂȘme, le mental craint lâhumiliation â mĂȘme minuscule, craint la blessure dâorgueil avant la foulure ou lâecchymose. Je tire sur les joncs, mes mains glissent, je bascule Ă la renverse. Re-PLOUF. Je bois la tasse, je glougloute. Jâentends ou je crois entendre des rires â les pĂȘcheurs au loin sâextasient-ils sur leur prise ou rient-ils de ma dĂ©confiture ?
La queue entre les jambes et trempĂ© jusquâaux os, je grommelle des noms dâoiseaux. âTain ! Pauvâ con ! Mon pied mal assurĂ© ripe sur un rocher mouillĂ©, je mouline des bras. Mâeffondre. Noir. Me perds dans les restes aigres du mauvais rĂȘve qui a froissĂ© mes draps et ma nuit.
Câest un plateau tĂ©lĂ© comme jâen ai connus une tripotĂ©e. Un arĂ©opage de techniciens et dâassistants. Un tournage qui tire en longueur. Des raccords maquillage pour masquer le fond de teint qui colle aux doigts, qui dĂ©gouline. Les questions idiotes de lâanimateur vedette. Je nâai rien vu venir. Le traquenard. TâinquiĂšte pas, mâavait-il dit, les invitĂ©s vont vendre leur camelote, toi tu vas sortir du lot, tu vas cartonner. Ah ça. Pour sortir du lot, jâsuis sorti du lot. Câest parti en sucette, oui. Face camĂ©ra. Le blanc. Lâair bĂȘte. Tous les yeux du public braquĂ©s sur moi. Le silence insupportable. Le malaise. Puis les rires. Et moi, statufiĂ©, liquĂ©fiĂ©. Le dindon de la farce.
La Cagole et le Parigot
Jâai froid. Jâsuis dans le noir. Pas normal. Faisait jour il y a deux minutes. Jâouvre les yeux. Ah, il fait jour. Jâai mal. Le souffle coupĂ© par le choc dâune glissade. Des lambeaux de rĂȘves mĂȘlĂ©s troublent mon cerveau ensuquĂ©. Je peine Ă respirer. Mes paupiĂšres se referment. Je suis Ă fois sur ce plateau tĂ©lĂ© de malheur, humiliĂ©, Ă la fois Ă©tendu de tout mon long, ruisselant, au bord du lac, Ă la fois derriĂšre le comptoir Ă chanter avec mes clients :
â Moi jâessuie les verres au fond du cafĂ©âŠ
â TĂ© ! VoilĂ quâil chante. Il a tournĂ© fada. HoĂŻ ! HĂ© ! Monsieur !
â Jâai bien trop Ă faire pour pouvoir rĂȘverâŠ
â Oh ! Monsieur !, tonne la voix en mâassĂ©nant des claques sonores.
Jâouvre les yeux sur un joli minois penchĂ© au-dessus de moi. Un air dâAmy Winehouse en plus dĂ©licat, en moins fardĂ©. Ce sont sĂ»rement ses grands cheveux noirs coiffĂ©s en un chignon qui me font penser Ă la chanteuse. Elle semble effrayĂ©e.
â BontĂ© divine, vous ĂȘtes vivant. Jâai cru que vous Ă©tiez canĂ©. Ăa va ti ?
â Je.
Je reprends mon souffle.
âMâen voulez pas hein, pour les baffes. Jâai pas osĂ© vous faire le bouche-Ă -bouche, vous pourriez ĂȘtre mon pĂšre.
â …
â Ho ho ! Vous mâentendez ? Câest quoi votre petit nom ?
â Paul. Paul Dindon.
â VaĂŻ. Moi câest Natacha mais tout le monde mâappelle Natou. Allez, faut se lever !
Je roule sur le flanc et distingue les baskets de la demoiselle. Je mâaccoude pour mieux voir la nymphe sortie du lac, la petite chose venue secourir le grand gaillard. Ses baskets qui clignotent, sa robe oĂč sâentrelace une mĂ©nagerie sur fond rose bonbon, et surtout son accent chantant et ses âtâ qui font âtchâ. Un vrai poĂšme.
â Ho ! Paul, faut mâaider un peu lĂ , jâsuis pas Wonder Woman. Allez, zou !
â Vous ĂȘtes un cĆur, merci.
â ZâĂȘtes trempĂ© comme un cabillaud. Vous frottez pas tant. Toni va penser que jâai Ă©tĂ© Ă une soirĂ©e mousse.
â Toni, câest votre homme ?
â Oui. Bon, vous risquez pas le voir, il est tout lâtemps en vadrouille. Il est hyperaquetif.
Sur le chemin qui nous mĂšne, ma cheville Ă©tourdie, ma nymphe de Marseille et ma carcasse trempĂ©e, jusquâĂ lâauberge, on parle on parle on parle, surtout elle. Elle mâen raconte plus quâelle nâen voudrait dire, je le sens. Je nâarrive pas Ă la juger, je ne juge jamais les gens qui ont une Ăąme gentille et sincĂšre. Elle est nature peinture, comme on dit chez elle. Je prĂ©fĂšre la gentillesse Ă lâhypocrisie, la sincĂ©ritĂ© Ă la fourberie. Et quand je vois des choses qui concernent des personnes gentilles et vulnĂ©rables, je ne peux pas mâempĂȘcher de partager.
â Je peux vous faire une confidence ?
â Dites-moi ce que vous voulez, je suis un cimetiĂšre Ă moi toute seule.
â Pour la faire courte, je suis mĂ©dium. Ou plutĂŽt, jâai eu ma pĂ©riode.
Ma nymphe inopinĂ©e, si prompte Ă bavarder, est muette comme une carpe. Les yeux ronds, elle me laisse dĂ©rouler mon CV. Je lui parle des flashes que je mets sous le tapis parce que je ne veux pas, je ne sais pas y faire, je ne maĂźtrise rien. Des choses que je vois sur les gens que je vois. Et puis je travaille sur ce don, jâapprends Ă le contrĂŽler, Ă le modeler, lâinterroger, Ă le mettre en sourdine. Et puis les rencontres, lâanimateur vedette qui devient un ami et qui mâoffre sur un plateau dâargent une rubrique voyance Ă la tĂ©lĂ©. Je deviens la coqueluche de la mĂ©nagĂšre. Je gagne bien, trĂšs bien, ma vie. Je ne lui dis pas comment et pourquoi jâai arrĂȘtĂ©. Pas envie dâenlever les paillettes dans les yeux de la pâtite Natou.
Elle ressemble Ă une biche effarouchĂ©e. Une biche dans une robe rose bonbon et des sabots dans des baskets qui clignotent. Jâignore quelles sont ses pensĂ©es, si elle sait ce que jâai vu la concernant elle et son Toni, elle et sa maman en couple avec son beau-frĂšre. Je lui glisse ma vraie-fausse carte de visite. On verra ce quâelle en fera.
â Ă propos dâesprits, dit-elle avant de me laisser sur le pas de la porte de ma chambre, zâĂȘtes sĂ»r que vos esprits sont tous bien revenus dans votre tĂȘte ?
â Ăa va aller, rassurez-vous. Merci de mâavoir raccompagnĂ©, vous ĂȘtes un cĆur, vraiment.
Elle pique un fard, tricote deux mĂšches Ă©chappĂ©es de son chignon, mâoffre un sourire et une rĂ©plique baignĂ©e du soleil des Calanques :
â AmendonnĂ© vous voudriez lire dans les boules de mon Toni, ah ah ah, jâsuis cougourde, dans les lignes de ma vie, sur mon Toni ?
â Quand vous voulez.
â ZâĂȘtes tarpin gentil !
Jâaime encore Paris. Jâaime le contraste entre la clientĂšle du Fer Ă Cheval oĂč jâofficie six jours sur sept, savant mĂ©lange bobo, popu ou prout-prout venu sâencanailler sur les Grands Boulevards, et la caricature des beaux quartiers Ă TrocadĂ©ro oĂč le sort mâa permis dâacheter un minuscule appartement â ma cage Ă dindon, comme je lâappelle tant avec ironie quâavec affection, oĂč je croise plus de dames refaites Ă la va-vite et de Qataris que de vraies gens (les employĂ©s de mĂ©nage ou du BTP, les nounous philippines auxquelles on a subtilisĂ© le passeport pour mieux les asservir, tous les sans-dents qui donnent Ă manger aux mĂ©rous de lâOuest parisien â ces naufragĂ©s de la chirurgie esthĂ©tique sont-ils rĂ©ellement nombreux ou juste trĂšs voyants (et trĂšs ratĂ©s) pour quâils envahissent la reprĂ©sentation que je me fais du 16e). Parigot jusquâau bout de mes lacets colorĂ©s, jâaime aussi me perdre dans les mĂ©andres des sentiers du PĂ©rigord noir lâĂ©tĂ© dernier ou du Jura, Ă prĂ©sent, jâaime me prĂ©lasser sur cette terrasse avec vue, jâaime faire le plein de nuits Ă©toilĂ©es, de grands espaces, pour repousser un peu, mentalement, le reste de lâannĂ©e, les cloisons de ma cage Ă dindon.
Ainsi flottaient mes pensĂ©es, assis sur cette terrasse avec vue sur le lac, quand jâentends gratter Ă la porte de ma chambre. Un grattement accompagnĂ© dâun couinement. Quâest-ce que câest ?! Un chiot Ă©garĂ© dans le dĂ©dale de lâauberge ? Je nâai pourtant croisĂ© aucun animal. Deux phasmes qui ont voyagĂ© avec leur maĂźtresse, Ă lâĂ©tage au-dessus, mais pas de chiot. Lâinsecte ne peut avec ses brindilles produire un son aussi audible, mĂȘme Ă deux, mĂȘme de toutes leurs forces. Ni mĂȘme couiner. Pas que je sache. VoilĂ que le grattement est accompagnĂ© dâune voix : « Paul, vous ĂȘtes rĂ©veillĂ© ? » Jâouvre la porte sur une petite chose tombĂ©e du lit, ma voisine de chambre, penaude. Je fais comme sâil nâĂ©tait pas six heures du matin, je sens quâelle est mal, je lâinvite de bon cĆur.
â Ah bonjour Natou ? Entrez, nâayez pas peur.
â Oh, je vous embĂȘte ? On se dit tu ?
Je fais entrer ma cigale toute ensuquĂ©e. Presque mĂ©connaissable, le chignon farouche, le faux-cil de traviole, les yeux bordĂ©s dâanchois, comme on dit chez elle. Sur son pyjama froissĂ©, Pikachu a meilleure mine que nous deux rĂ©unis. Elle ne veut ni thĂ© ni cafĂ© mais accepte un verre dâeau et la chaise que je lui tends.
â Jâtâenquiquine pour cacarinette hein ? dit-elle, une moue inquiĂšte sur son visage.
Je lui offre alors un sourire ensommeillé et les réponses aux questions qui la taraudent. Je lui parle de son pÚre, mort il y a longtemps dans des conditions atroces, de sa mÚre qui a fait comme elle a pu, réfugiée dans les bras du beau-frÚre, de son Toni qui joue avec ses sentiments.
â Fatche ! Il est parti. Jâsuis dans la panade jusquâaux couilles.
â Tu veux savoir sâil va revenir, mais câest la mauvaise question.
â Et câest quoi la bonne question ? dit-elle, lâair dĂ©semparĂ©.
Je lis en elle comme en un livre ouvert. Elle aurait aimĂ© une solution Ă ses malheurs de jeune femme accrochĂ©e Ă son homme comme au seul rocher du rivage. Un philtre quâelle aurait bu et qui aurait tout changĂ©, le regard cruel des autres sur elle et son Toni en prince charmant. Mon silence embarrassĂ© est trop pour elle. Les larmes jaillissent, rompent la digue de ses paupiĂšres. Je voudrais la prendre dans mes bras mais je ne peux pas. Je lui offre pour seul rĂ©confort mon regard inflexible, attentif, affectueux. Je laisse passer lâorage. Toute fragile quâelle paraĂźt, je la devine courageuse, increvable.
â Il va revenir, ne tâinquiĂšte pas.
Ses yeux embuĂ©s de larmes sâilluminent soudain. Elle comprend quâelle doit sâen tenir Ă la bouĂ©e de mes paroles. Elle me claque une bise sonore en guise de remerciements et quitte ma chambre. Sans dire au revoir. Son soulagement, mĂȘme temporaire, me suffit.
â En voiture Simone !, dis-je Ă Malia, ma co-voituriĂšre pour cette virĂ©e au village pour le bal.
La soixantaine naissante, look baba cool qui pique un peu les yeux, elle sâinquiĂšte pour Carabine et Paprika, ses deux phasmes qui partagent son chagrin. Olga les a quittĂ©s. CâĂ©tait la perruche omnicolore de la famille.
Je sens chez elle, sous son extravagance, une blessure bĂ©ante que les traits dâhumour pataud qui me dĂ©mangent peuvent picoter. Je garde mes boutades pour plus tard. Au dĂ©tour dâun premier lacet, jâappuie sur lâembrayage et sur la touche empathie ; je nous trouve un point commun : un grain de folie, une araignĂ©e au plafond. JâĂ©prouve de la tendresse pour les gens qui ne rentrent pas dans le cadre, qui dĂ©bordent. La conversation est sage mais sincĂšre. Nous Ă©voquons Paris quâelle connaĂźt comme sa poche, du 14e arrondissement oĂč elle vit avec sa mĂ©nagerie, de la rue Daguerre oĂč nous nous sommes peut-ĂȘtre croisĂ©s lorsque jâhabitais, dans les annĂ©es 90, lâimmeuble attenant Ă lâatelier de CĂ©sar.
Ă lâamorce dâun deuxiĂšme virage, nous remarquons une pancarte qui annonce la fĂȘte Ă Pollox avec force capitales dâimprimerie sur fond fluo. Sa joie non dissimulĂ©e Ă se mĂȘler bientĂŽt aux rĂ©jouissances qui devraient attirer, on lâespĂšre, les locaux de kilomĂštres Ă la ronde, des vacanciers aussi, venus sâencanailler au bal du 14 juillet, est communicative. Je la prĂ©viens de ma cheville fragile aprĂšs la chute au bord du lac qui devrait mâaccorder un peu de rĂ©pit mais pas trop.
La sonnerie de mon tĂ©lĂ©phone retentit soudain. Ma voiture dâemprunt ne disposant pas des derniĂšres technologies â pas de Bluetooth et encore moins de port USB â, jâallonge le bras pour atteindre lâappareil fixĂ© sur un support brinquebalant, je fais glisser la touche verte pour accepter lâappel. Câest Sylviane qui prend des nouvelles de sa chĂšre et tendre BMW 323i et accessoirement de son ami et employĂ©. Le sort ne nous accordera pas de discuter plus amplement. La fixation lĂąche les ailettes de lâaĂ©ration et tombe, avec le tĂ©lĂ©phone, aux pieds de Malia. Sâensuivent frĂŽlements gĂȘnĂ©s, gesticulations pour rĂ©cupĂ©rer lâappareil et puis. Le virage dangereux. Cri dâeffroi de ma passagĂšre qui empoigne mon volant. Conduite Ă quatre mains lâespace dâun quart de seconde. Nous roulons sur une bande de terre rocailleuse avant de retrouver le bitume et de maĂźtriser de nouveau la courbe de la route. Des sueurs froides devant le drame Ă©vitĂ© de justesse, je ne quitte plus la route des yeux. Elle et moi ne faisons plus quâun jusquâĂ destination.
Lorsque nous dĂ©passons le panneau indiquant lâentrĂ©e de Pollox, je lĂąche :
â Sâils nous jouent un mambo, au bal, cette petite embardĂ©e nous aura mis en jambes !
Câest dĂ©jĂ lâheure de lâapĂ©ro au Castor et Pollox. Sur les tables qui ont envahi la place, des gens accoudĂ©s sur les nappes Ă carreaux racontent aux absents la retraite aux flambeaux en mode led et les feux dâartifice tirĂ©s la veille. On parle de la fĂȘte qui se prĂ©pare, du maire fraĂźchement rĂ©Ă©lu. On Ă©voque aussi le braquage ratĂ© du Super U de Saint-Amour. On trinque Ă la santĂ© de la caissiĂšre qui a fait fuir le filou en le menaçant avec un concombre. Un petit vent bienvenu agite les calicots tricolores tendus entre les deux platanes centenaires. Je reconnais le cinĂ©aste incognito et lâaborde avec une entrĂ©e en matiĂšre convenue mais efficace :
â Je vous ai dĂ©jĂ vu quelque part.
â Ă la tĂ©lĂ© sĂ»rement, dit-il flattĂ©. Jây faisais la promo de LâIbĂšre sera rude.
â Vous savez quâil y avait une actrice Ă lâauberge ?
Pour toute rĂ©ponse, il mâoffre un « hmm » vite Ă©clipsĂ© par lâarrivĂ©e tonitruante de Natou, toute en candeur, pluie de sequins le long du dĂ©colletĂ© de sa robe rouge, perchĂ©e sur de trĂšs hauts talons et accompagnĂ© de son Toni, tĂ©nĂ©breux, effacĂ©.
â Vous devez ĂȘtre le fameux Toni de cette dame, dis-je en lui serrant la main, molle.
Je mâamuse Ă lui demander :
â Comment vont les affaires dans le Jura ?
â Hmm.
Câest une maladie, ces hmm. Dans les yeux de Natou, une lueur qui hĂ©site entre la gĂȘne et lâexcitation â pour masquer la gĂȘne. Je clos le bavardage en portant un toast Ă la carriĂšre du cinĂ©aste, Ă la santĂ© des tourtereaux puis au bal qui ne tarderait pas Ă faire se trĂ©mousser une assemblĂ©e encore timide.
â Je vous prie de mâexcuser, une dame mâattend pour danser.
Les premiĂšres notes de Besame mucho dans une version instrumentale et lascive de Perez Prado portent mes pas vers ma co-voituriĂšre teinte au hennĂ©. Je ne mâĂ©tends pas sur le mambo exĂ©cutĂ© Ă la va-comme-je-te-pousse â je nâavais ni la cheville ni la tĂȘte à ça. Depuis lâĂ©cart de route, me viennent des images de Sylviane qui attend mon appel. AccoudĂ© au plateau de la buvette improvisĂ©e devant lâĂ©picerie de la place, je lĂšve mon verre Ă Natou que la Compagnie CrĂ©ole vient Ă©moustiller. Je me dis que la programmation musicale est…
â Ăclectique, me rĂ©pond la voix masculine venue se poser Ă cĂŽtĂ© de moi.
Aujourd’hui j’embrasse qui je veux, je veux
Devinez, devinez, devinez qui je suis
DerriĂšre mon loup, j’embrasse qui je veux, je veux
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis)
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis)
Un gars, la quarantaine, barbe taillĂ©e, casquette gavroche vissĂ©e sur une tignasse chĂątain, mâaccorde un sourire et… la notification dâune appli de rencontre gĂ©o-localisĂ©e qui apparaĂźt sur mon tĂ©lĂ©phone portable :
â Câest la petite brune charmante ou son grand brun baraquĂ© que vous observez ?
Celui-ci, je ne lâavais pas vu venir.
Je ne connais pas ce lit, je ne reconnais ni la lumiĂšre ni lâagencement des meubles, ni les meubles dâailleurs. Ăa ressemble Ă un matin ensoleillĂ©, filtrĂ© par les voilages et les lames des volets en bois. Je sens un souffle humide sur ma paume de main, câest un chien qui se tient au pied du lit, aux pieds du maĂźtre qui mâobserve avec amusement.
â ThĂ© ou cafĂ© ?
â CafĂ©.
Le chien et son maĂźtre quittent la chambre comme pour mâindiquer le chemin. Jâenfile caleçon et t-shirt et suit mes hĂŽtes. Câest une chaise en fer rouge sur une terrasse en teck Ă lâombre dâun cerisier et la vue sur un champ en jachĂšre qui sâoffrent Ă moi pour un petit dĂ©jeuner chez lâinconnu du bal du 14 juillet Ă Pollox. Je mâexcuse le temps dâenvoyer un court message Ă Sylviane : « Pas pu prendre ton appel hier, dĂ©solĂ©. SoirĂ©e mouvementĂ©e. Je te raconterai. Tout va bien ? Je te rappelle dans la journĂ©e. Bises, PD. »
â Ăa tâennuie de me dĂ©poser au village tout Ă lâheure ?
â Une course Ă faire ?
â Oui, dit-il avec un sourire moqueur. Je dois rĂ©cupĂ©rer ma voiture.
Le tĂ©lĂ©phone sonne. Il est minuit passĂ©, ça ne peut ĂȘtre que Sylviane. Je lâai encore oubliĂ©e. Tu parles dâun ami. Je la laisse en plan Ă Paris, je lâespĂšre remise de son chagrin dâamour, et durant le mois Ă©coulĂ©, je ne lâai pas appelĂ©e une seule fois pour confirmer mes espoirs. Je me confonds en excuses. Elle me rĂ©pond : « oh, va, ne tâinquiĂšte donc pas ». Je sens une inquiĂ©tude dans sa voix. Nous bavardons, elle que jâimagine Ă fumer son « joint du soir Ă mon perchoir », comme elle dit, accoudĂ©e Ă son rebord de fenĂȘtre avec vue sur le GĂ©nie de la Bastille, moi assis en tailleur sur le balcon Ă contempler les ombres que jettent les sapins Ă la surface du lac. « Je ne tâai pas racontĂ© les tractations », confie-t-elle. « Jâaurais dĂ». Tu fais partie des meubles. Jâai une promesse dâachat pour le Fer Ă Cheval, et jâai besoin de tes lumiĂšres. »
Celle-lĂ non plus, je ne lâai pas vue venir. Ni la dispute qui gronde dans la chambre dâĂ cĂŽtĂ©. Le ton monte, jâentends un « câest ça, tu cognes les femmes » qui me pique au vif. JâabrĂšge la conversation avec Sylviane et me rue sur le pas de la porte de la chambre de Natou. Lâolibrius qui lui tient lieu de fiancĂ© me fait face. Ma tenue nĂ©gligĂ©e, mon silence tenu, mon regard oscillant entre provocation et candeur parviennent Ă le dĂ©contenancer. Je bredouille ma fausse excuse « je me suis trompĂ© de chambre ». Il dĂ©guerpit et me laisse, sans le savoir, rĂ©conforter la biche effarouchĂ©e.
Décale les platanes[1], décale les platanes, ohé, ohé
Décale les platanes, décale les platanes, ohé, ohé
Au bal, au bal masqué, ohé, ohé
â Oh hĂ© ! Oh hĂ© ! lance une voix familiĂšre.
Câest Jeanne Mas qui me secoue pour me rĂ©veiller de ma sieste.
â DĂ©pĂȘche-toi, on tâattend pour la balance son.
â Quoi ? Euh. OĂč suis-je ?
â Sur la scĂšne du Stade de France pour un duo avec moi, banane.
Je cligne les yeux tant pour effacer ce mauvais rĂȘve, que pour distinguer la foule des premiers spectateurs, nus, venus assister aux derniers rĂ©glages. Je plonge ma face dans lâoreiller, je sens bien que rien nâest rĂ©el, pourtant je les entends crier avec Jeanne :
â Paul, debout !
â Câest qui ça ? ajoute-t-elle en pointant un faux ongle rose bonbon sur la femme vĂȘtue de jupons superposĂ©s partageant ma couche. Un collier de carottes autour du cou, la femme berce dans ses bras une perruche qui fait du pĂ©dalo.
â Malia ?!
Comme jetĂ© dâun pont sans corde, sans harnais, je me rĂ©veille en sursaut, soufflant tel un bĆuf. Un mal de crĂąne atroce me vrille les tempes. Peut-ĂȘtre les deux schnaps avalĂ©s en cuisine avec Lucien le veilleur de nuit et Joseph voisin dâĂ©tage. Peut-ĂȘtre aussi la conversation avec Sylviane qui me tourneboule plus que je ne le voudrais. Je procĂšde Ă une toilette de chat Ă lâeau glacĂ©e, jâenfile les deux pieds dans la mĂȘme jambe de pantalon de jogging et me vautre lamentablement. Je marmonne dans ma barbe de trois jours :
â Câest une belle journĂ©e qui commence.
—
Il est sept heures et des poussiĂšres de sommeil Ă rattraper, je trouve Jeanne LalochĂšre, Ă©lĂ©gante dans son tailleur pantalon gris souris, qui ferraille avec lâimprimante de la rĂ©ception. Elle ne parvient pas Ă faire taire les bips signalant indiffĂ©remment un mauvais format ou une pĂ©nurie de papier.
â Bonjour Jeanne.
â Ah, Bonjour Paul. Vous avez bien dormi ?
â Bof, mais rien Ă voir avec la literie de lâauberge qui est par-faite.
Jeanne est contrariĂ©e. DĂ©signant lâimprimante, je propose dây jeter un Ćil. Elle opine du chef, je pousse la petite porte battante sur laquelle est Ă©crit « RĂ©servĂ© au personnel » et, tandis que je vĂ©rifie les paramĂštres dâimpression sur lâĂ©cran de lâordinateur et sur le panneau de contrĂŽle du capricieux appareil, je lui rĂ©sume les raisons de mon dĂ©part anticipĂ©. Lundi au lieu de mardi. Le bar qui mâemploie depuis 2009 est en vente. Câest du sĂ©rieux. Je dois voir ma patronne et organiser la suite. Des vacances forcĂ©es ou la recherche dâun nouveau job.
â VoilĂ , elle fonctionne, dis-je avec un sourire satisfait. Je vais me cafĂ©iner. Je vous laisserai les clĂ©s lundi trĂšs tĂŽt.
—
Mon portable vibre dans ma poche. Lâinconnu du bal mâenvoie un SMS agrĂ©mentĂ© dâĂ©mojis :
â Clin dâĆil. Aubergine. Aubergine. Bisou en forme de cĆur. SignĂ©, Siegfried.
[1] Paroles alternatives de la chanson entendue au bal du 14 juillet Ă Pollox
Vieux tank toi-mĂȘme, grommĂšle-je Ă propos de la mauvaise langue qui a rĂ©cemment abĂźmĂ© la rĂ©putation de ma BM â ou plutĂŽt la BM de Sylviane que je retrouve ce soir Ă Paris avec une joie mĂȘlĂ©e dâapprĂ©hension. Oui, câest un vieux modĂšle, si lâon sâen tient Ă son annĂ©e de sortie dâusine, 1985. Pas aussi rutilante que sur lâillustration mais la voiture qui sillonne dĂ©jĂ les routes des vins de Bourgogne nâa pas Ă rougir de la comparaison. Si lâon omet bien entendu les nombreux impacts sur la carrosserie.
Point de passager pour juger â mĂȘme silencieusement â mon choix de station, je tourne le bouton jusquâĂ trouver le rire et les chansons de la radio Ă©ponyme. Câest lĂ que je puise lâinspiration pour les blagues qui noircissent mes carnets et mettent du piquant dans les soirĂ©es arrosĂ©es de mes clients au Fer Ă Cheval. Futurs ex-clients, dâailleurs.
LevĂ© aux horreurs â comme dirait ma voisine dâĂ©tage, jâai remis les clĂ©s de ma chambre Ă Lucien, le priant de remercier chaleureusement le personnel de lâauberge et de remettre deux enveloppes scellĂ©es Ă leurs destinataires. Ă Natou : « Ce nâest quâun au revoir. Le Train Bleu nâest quâĂ trois heures et demi de la gare Saint-Charles. Prends soin de toi petite sirĂšne des Calanques. Paul ». Ă la sĂ©millante tenanciĂšre, Jeanne : « Je rĂ©flĂ©chis Ă votre Ă©tonnante proposition et vous rĂ©ponds par mail sous quelques jours. Merci pour tout. »
Mes pensĂ©es dĂ©filent Ă 130 kilomĂštres par heure. Je songe au temps qui sâest merveilleusement Ă©tirĂ© au pied de ce chalet face au lac, je songe Ă lâinvitation du hamac toujours occupĂ© lorsque je voulais mây allonger, je songe Ă la bienveillance rĂ©gnant Ă lâauberge, aux clients hauts en couleur, je songe surtout au bel inconnu aux yeux chocolat Ă qui je nâai pas dit au revoir.
Ă peine je franchis le seuil de lâauberge quâune impression de dĂ©jĂ -vu me saisit : jâai devant moi la scĂšne dans tous ses dĂ©tails qui mâĂ©tait apparue lors de la sĂ©ance de voyance improvisĂ©e au petit matin avec Natou. Jâavais choisi de ne pas la lui rĂ©vĂ©ler. Elle avait alors bien dâautres chats Ă fouetter. DerriĂšre son comptoir aujourdâhui, ma chĂ©tive cagole sâest transformĂ©e en une jeune femme sans chichi mais Ă©lĂ©gante et pleine dâassurance. Elle a troquĂ© son costume de cliente pour endosser celui dâemployĂ©e et mâoffre un sourire Ă faire rougir un champ de tomates. TiraillĂ©e entre lâenvie de se jeter dans mes bras et celle de mener Ă bien sa mission, elle pointe du doigt lâarriĂšre du bĂątiment et demande :
â Auriez-vous⊠auriez-tu⊠la gentillesse (elle dĂ©glutit) de garer ta⊠votre voiture sur le parking amĂ©nagĂ© de lâautre cĂŽtĂ© de la route, en direction de lâĂreintante ?
â Ă vos ordres, madame la rĂ©ceptionniste, dis-je en lui lançant un clin dâĆil taquin. Mâaccordez-vous la faveur de monter mes affaires en chambre avant de bouger ma voiture ?
â Mais bien entendu, Monsieur Dindon, glousse-t-elle en me tendant une grosse clĂ© ouvragĂ©e. Chambre 20, deuxiĂšme Ă©tage Ă droite en sortant de lâascenseur, au fond du couloir. Je vous souhaite un excellent sĂ©jour Ă lâAuberge des Blogueurs hihihi.
Je pose vite ma valise et redescends avec un paquet pour Natou.
â Jâarrive pas comme Belsunce[1] hein. Voici un petit cadeau !
â Ooooh !
Elle déchire avec des petits cris de joie contenue le papier qui enveloppe un dindon en peluche.
â Câest pour que tu ne mâoublies pas !
â Oh merciiiiiiiiiiiiiiii, dit-elle en serrant la peluche multicolore contre sa chemise blanche.
Elle fait le tour du comptoir, me serre fort dans ses bras ; je mâenivre de tendresse et des effluves dâun parfum fruitĂ©. Puis elle se ravise, jette un Ćil autour dâelle pour sâassurer que personne nâait vu notre effusion et endosse de nouveau son rĂŽle de rĂ©ceptionniste.
â Bonne journĂ©e, monsieur Dindon, lance-t-elle avec un coucou de la main.
InstallĂ© Ă la table quâon mâavait dressĂ©e au restaurant de lâauberge qui affichait complet ce soir, je rĂ©serve un modeste cadeau pour la jeune femme qui a failli ĂȘtre ma patronne pour lâĂ©tĂ©, Jeanne LalochĂšre. Quand on parle du loup⊠ou plutĂŽt de la louveâŠ
â Bonsoir Paul, ravie de vous revoir chez nous !
â Pareillement ! dis-je en lui tendant un paquet enrubannĂ©. Câest un petit quelque chose pour me faire pardonner de vous avoir fait faux bond.
Et tandis quâelle dĂ©ploie le papier de soie qui entoure lâouvrage de Raymond Queneau, illustrĂ© par SinĂ©, je lui dis :
â Vous savez que vous avez un homonyme dans ce roman ? Dâailleurs on vous lâa peut-ĂȘtre offert mille fois, mais celui-ci porte la dĂ©dicace de lâauteur.
â âŠ
Elle qui dâordinaire ne sâen laisse pas compter â elle tient dâune main de maĂźtre lâauberge, un personnel pas piquĂ© des hannetons, des clients fantasques (pour ceux que jâai eu le temps de croiser lors de mon sĂ©jour en juillet) â ne me donne en rĂ©ponse quâun radieux sourire, sincĂšre, et ça me va.
â Je vous offre un verre de cĂŽtes du Jura pour fĂȘter ça ? » dit-elle.
[1] Expression marseillaise. Belsunce Ă©tait Ă©vĂȘque au XVIIIe siĂšcle. Sa statue le reprĂ©sente mains vides et paumes tournĂ©es vers le ciel, comme un signe d’innocence ou de pauvretĂ©. Arriver comme Belsunce, c’est arriver les mains vides.
Je me suis beaucoup accoudĂ© aux balcons de pierre du Pont-Neuf, jâai jetĂ© mes questions existentielles dans les remous de la Seine et nâai repĂȘchĂ© aucune rĂ©ponse tangible. Mes pas mâont souvent portĂ© vers les bars du Marais. Jây trouvais le rĂ©confort dans la boisson et la compagnie dâinconnus cherchant eux aussi lâĂąme sĆur ou lâamant, ou la quĂȘte ou la fuite, ou simplement un bon moment. Je nây trouvais pas davantage de rĂ©ponses mais je mâĂ©tourdissais de conversations, je prĂ©fĂ©rais meubler ainsi mes nuits que tourner en rond dans ma « cage Ă dindon » rue de Longchamp Ă TrocadĂ©ro.
La nouvelle nâavait rien de rocambolesque â elle Ă©tait dâune effroyable banalitĂ© â et pourtant elle avait secouĂ©, que dis-je, Ă©branlĂ© le doux confort de ma vie parisienne. Je me retrouvais sans emploi Ă cinquante-cinq ans. Sylviane, ma dĂ©sormais future ex-patronne, sâen voulait de ne pas mâen avoir parlĂ© plus tĂŽt. Ce quâelle considĂ©rait dâabord comme une proposition dâachat invraisemblable est vite devenue une Ă©vidence, une urgence.
Le Fer à Cheval, bar apprécié de nombreux fidÚles à Bonne-Nouvelle, arborerait bientÎt le calicot « changement de propriétaire ».
CĂŽtĂ© perso, elle nâĂ©tait pas propriĂ©taire de ce bel appartement avec vue sur la Place de la Bastille, elle nâen Ă©tait mĂȘme pas locataire, tout juste hĂ©bergĂ©e gracieusement par un ex-mari protecteur. Mais voilĂ . Le bienfaiteur venait de dĂ©cĂ©der, victime dâune trottinette Ă lâangle de la rue du Pont aux Choux et du boulevard des Filles du Calvaire, ça ne sâinvente pas. Sa belle-famille lorgnait Ă prĂ©sent sur ce prĂ©cieux bien immobilier qui avait hĂ©bergĂ© tant de fĂȘtes. Un conducteur de trottinette avait signĂ© sans sâen douter la triste fin de lâexistence bienheureuse de mon amie dans son cocon au dernier Ă©tage du 46 boulevard de la Bastille. Bref, la prĂ©caritĂ© de Sylviane avait fini par lui sauter aux yeux et elle sâĂ©tait jetĂ©e corps et Ăąme sur la premiĂšre proposition dâachat du bar dont elle Ă©tait propriĂ©taire, des murs et du bail commercial â une aubaine. Oui, il lui fallait vendre le Fer Ă Cheval, et vite.
« Câest ballot, tu es mĂ©dium et tu nâas rien vu de tout ça.
â Oh tu sais, le cordonnier est toujours le plus mal chaussĂ© et ses proches portent de pauvres espadrilles toutes Ă©limĂ©es.
â Tâes con, a-t-elle rĂ©pliquĂ© en tirant sur son « joint de convivialitĂ© », comme elle dit. Je ne mâinquiĂšte pas pour toi. Je te connais. Tu tâen es toujours sorti, tu vas tâen sortir.
â Mouais.
â Mais si. Il y a ce projet dâĂ©mission sur une radio importante dont tu mâavais parlĂ©. Il y a ce gars que tu meurs dâenvie de revoir dans le Jura. Tu es plein de ressources, mon Paul.
Puis, posant sur moi son regard piquant, malicieux, elle mâa tendu le trousseau de clĂ©s de sa BM :
â Onze ans de bons et loyaux services mĂ©ritent bien un cadeau. Tiens, prends ! »
Des fois, je me bafferais. Cinquante-cinq ans et je me comporte comme un jeune premier, un gars qui nâapprend rien de ses gadins, un nĂ© de la derniĂšre pluie, le perdreau de lâannĂ©e. Chaque fois â et câest pas souvent â quâun homme cultivĂ©, drĂŽle, la tĂȘte sur les Ă©paules, pas envahissant, correct quoi, trĂšs trĂšs correct, se prĂ©sente sur mon chemin, je me prends les pieds dans le tapis. Trois jours que je suis revenu, que je tourne en rond autour du lac, que je noircis mes carnets de son prĂ©nom, Siegfried, en polices de caractĂšre ouvragĂ©es, de pleins et de dĂ©liĂ©s, de cĆurs et de trĂšfles Ă quatre feuilles. Un adolescent transi, pĂ©trifiĂ©, pas fichu dâappeler et encore moins dâenvoyer un SMS. Oui, je me bafferais.
On sâĂ©tait dit « Ă bientĂŽt jâespĂšre ». CâĂ©tait pas une formule ni une promesse mais câĂ©tait sincĂšre. Lâhumeur plus lĂ©gĂšre, apaisĂ©e â provisoirement â par un flot inespĂ©rĂ© de pensĂ©es optimistes, je me fais couler un bain et demande Ă mon galet connectĂ© au wifi de me jouer ma playlist « French Pop 70/80âs » et je chante :
Houuuuuu ! Viens faire un tour sous la plui-ie (ouiiii)
Les oiseaux vont venir aussi-i (ouiiii)
On fera le tour de Pariiiiiiiiis
Sous la pluie
—
Une belle averse venait de lessiver les trois vĂ©hicules stationnĂ©s sur le parking de lâauberge. Le van bleu et blanc ornĂ© de grosses fleurs hippies, immatriculĂ© dans le Jura, appartenait Ă Jeanne. Une Harley parisienne, ou pour ĂȘtre prĂ©cis, banlieusarde. Et ma bavaroise nĂ©e en 1985 et dont je potassais Ă mes heures perdues le livret dâutilisation logĂ© dans la boĂźte Ă gants. Confortablement assis et ceinturĂ©, je mâaperçois que jâai oubliĂ© mon tĂ©lĂ©phone dans ma chambre. Comme ces choses-lĂ sont utiles, je dĂ©cide de retourner Ă lâauberge. Jâouvre la portiĂšre et me retrouve brusquement nez Ă nez avec un couple qui ne mâest pas inconnu. Ou plutĂŽt si, jâignorais que ces deux-lĂ formaient une paire. Ălisa Hell alias June East et Ăric Javot alias lui-mĂȘme. Lâactrice et le rĂ©alisateur. Les observant distraitement pendant que la conversation dĂ©roule ses prĂ©sentations et nos souvenirs communs, une intuition pour ne pas dire certitude me parcourt. Le cinĂ©aste a trouvĂ© sa muse et s’apprĂȘte Ă lui Ă©crire de beaux rĂŽles, tant sur le papier que dans la vraie vie. Je devine June Ă l’affiche du long-mĂ©trage d’une rĂ©alisatrice de premier plan. Mais je choisis de ne rien rĂ©vĂ©ler des images qui me sont apparues. D’une je peux me tromper. De deux, je prĂ©fĂšre laisser ces jeunes gens dĂ©couvrir leur destinĂ©e de façon naturelle.
On se promet de dĂźner ensemble. Ăa me ferait plaisir, vraiment.
Ma lubie pour les chansons françaises des annĂ©es 80 nâa pas laissĂ©e la pâtite June-Ălisa indiffĂ©rente le mois dernier, je mâamuse alors Ă leur parler en langage codĂ©, jâinvite dans la discussion Corinne Charby et StĂ©phanie de Monaco. Une façon kitsch de rĂ©sumer mon Ă©tĂ© 2020, comme une boule de flipper qui roule avec les oreillers du cĆur en boule. Comme un ouragan, la tempĂȘte en moi, a balayĂ© le passĂ©.
Je sillonne les routes du Jura au volant de ma vieille et nĂ©anmoins rutilante BM 323i. « Pour les papiers, on verra plus tard, » mâa suggĂ©rĂ© Sylviane. Je ne suis pas ami avec lâAdministration française â câest un doux euphĂ©misme, je me rĂ©serve donc les dĂ©marches auprĂšs des autoritĂ©s compĂ©tentes pour fin septembre. Je suis assurĂ©, câest dĂ©jà ça. CĂŽtĂ© grigri, jâai troquĂ© son fer Ă cheval bleu de Galice qui avait tant fait jaser contre un attrape-rĂȘves.
Je ne suis pas sujet aux insomnies. Je suis plutĂŽt marmotte. Quels que soient lâenvironnement, la qualitĂ© du matelas, le bruit ou les contrariĂ©tĂ©s, je dors. Le sommeil est un bien prĂ©cieux qui ne mâa jamais fait dĂ©faut. JusquâĂ aujourdâhui. Il faut dire que les cafĂ©s avalĂ©s dans la soirĂ©e nâont pas aidĂ©. Ni ceux de la nuit. Foutu pour foutu, je sirote une Ă©niĂšme dose de cafĂ©ine, le regard oscillant entre les sapins caressĂ©s par un clair de lune intermittent et mon tĂ©lĂ©phone. Je reste sans rĂ©ponse du beau barbu qui mâa fait chavirer au bal du 14 juillet. Je ne comprends pas. Il y a forcĂ©ment une explication plausible et pas trop dĂ©sagrĂ©able Ă entendre. On ne sâest rien promis, certes. Je ne peux pourtant mâempĂȘcher de songer Ă la complicitĂ© immĂ©diate qui sâest installĂ©e, Ă la chaleur de son Ă©treinte, Ă ses yeux chocolat qui me racontaient un ocĂ©an de possibles quand nous ne parlions pas, Ă la douce simplicitĂ© de nos Ă©changes quand nous parlions. 6 heures du matin. Jâimprovise, jâenfile pantalon de jogging, t-shirt blanc fatiguĂ© ornĂ© dâun dindon dĂ©clarant fiĂšrement « My name is Paul. Paul Dindon ! » â offert par Sylviane, toujours dans les bons coups pour les cadeaux personnalisĂ©s â, chaussettes, baskets et descends Ă la rĂ©ception. Serviette sous le bras, je salue le veilleur qui finit courageusement sa nuit de labeur et me dirige vers le lac.
Au bal masqué
â En voiture Simone !, dis-je Ă Malia, ma co-voituriĂšre pour cette virĂ©e au village pour le bal.
La soixantaine naissante, look baba cool qui pique un peu les yeux, elle sâinquiĂšte pour Carabine et Paprika, ses deux phasmes qui partagent son chagrin. Olga les a quittĂ©s. CâĂ©tait la perruche omnicolore de la famille.
Je sens chez elle, sous son extravagance, une blessure bĂ©ante que les traits dâhumour pataud qui me dĂ©mangent peuvent picoter. Je garde mes boutades pour plus tard. Au dĂ©tour dâun premier lacet, jâappuie sur lâembrayage et sur la touche empathie ; je nous trouve un point commun : un grain de folie, une araignĂ©e au plafond. JâĂ©prouve de la tendresse pour les gens qui ne rentrent pas dans le cadre, qui dĂ©bordent. La conversation est sage mais sincĂšre. Nous Ă©voquons Paris quâelle connaĂźt comme sa poche, du 14e arrondissement oĂč elle vit avec sa mĂ©nagerie, de la rue Daguerre oĂč nous nous sommes peut-ĂȘtre croisĂ©s lorsque jâhabitais, dans les annĂ©es 90, lâimmeuble attenant Ă lâatelier de CĂ©sar.
Ă lâamorce dâun deuxiĂšme virage, nous remarquons une pancarte qui annonce la fĂȘte Ă Pollox avec force capitales dâimprimerie sur fond fluo. Sa joie non dissimulĂ©e Ă se mĂȘler bientĂŽt aux rĂ©jouissances qui devraient attirer, on lâespĂšre, les locaux de kilomĂštres Ă la ronde, des vacanciers aussi, venus sâencanailler au bal du 14 juillet, est communicative. Je la prĂ©viens de ma cheville fragile aprĂšs la chute au bord du lac qui devrait mâaccorder un peu de rĂ©pit mais pas trop.
La sonnerie de mon tĂ©lĂ©phone retentit soudain. Ma voiture dâemprunt ne disposant pas des derniĂšres technologies â pas de Bluetooth et encore moins de port USB â, jâallonge le bras pour atteindre lâappareil fixĂ© sur un support brinquebalant, je fais glisser la touche verte pour accepter lâappel. Câest Sylviane qui prend des nouvelles de sa chĂšre et tendre BMW 323i et accessoirement de son ami et employĂ©. Le sort ne nous accordera pas de discuter plus amplement. La fixation lĂąche les ailettes de lâaĂ©ration et tombe, avec le tĂ©lĂ©phone, aux pieds de Malia. Sâensuivent frĂŽlements gĂȘnĂ©s, gesticulations pour rĂ©cupĂ©rer lâappareil et puis. Le virage dangereux. Cri dâeffroi de ma passagĂšre qui empoigne mon volant. Conduite Ă quatre mains lâespace dâun quart de seconde. Nous roulons sur une bande de terre rocailleuse avant de retrouver le bitume et de maĂźtriser de nouveau la courbe de la route. Des sueurs froides devant le drame Ă©vitĂ© de justesse, je ne quitte plus la route des yeux. Elle et moi ne faisons plus quâun jusquâĂ destination.
Lorsque nous dĂ©passons le panneau indiquant lâentrĂ©e de Pollox, je lĂąche :
â Sâils nous jouent un mambo, au bal, cette petite embardĂ©e nous aura mis en jambes !
—
â Je vous ai dĂ©jĂ vu quelque part.
â Ă la tĂ©lĂ© sĂ»rement, dit-il flattĂ©. Jây faisais la promo de LâIbĂšre sera rude.
â Vous savez quâil y avait une actrice Ă lâauberge ?
Pour toute rĂ©ponse, il mâoffre un « hmm » vite Ă©clipsĂ© par lâarrivĂ©e tonitruante de Natou, toute en candeur, pluie de sequins le long du dĂ©colletĂ© de sa robe rouge, perchĂ©e sur de trĂšs hauts talons et accompagnĂ© de son Toni, tĂ©nĂ©breux, effacĂ©.
â Vous devez ĂȘtre le fameux Toni de cette dame, dis-je en lui serrant la main, molle.
Je mâamuse Ă lui demander :
â Comment vont les affaires dans le Jura ?
â Hmm.
Câest une maladie, ces hmm. Dans les yeux de Natou, une lueur qui hĂ©site entre la gĂȘne et lâexcitation â pour masquer la gĂȘne. Je clos le bavardage en portant un toast Ă la carriĂšre du cinĂ©aste, Ă la santĂ© des tourtereaux puis au bal qui ne tarderait pas Ă faire se trĂ©mousser une assemblĂ©e encore timide.
â Je vous prie de mâexcuser, une dame mâattend pour danser.
Les premiĂšres notes de Besame mucho dans une version instrumentale et lascive de Perez Prado portent mes pas vers ma co-voituriĂšre teinte au hennĂ©. Je ne mâĂ©tends pas sur le mambo exĂ©cutĂ© Ă la va-comme-je-te-pousse â je nâavais ni la cheville ni la tĂȘte à ça. Depuis lâĂ©cart de route, me viennent des images de Sylviane qui attend mon appel. AccoudĂ© au plateau de la buvette improvisĂ©e devant lâĂ©picerie de la place, je lĂšve mon verre Ă Natou que la Compagnie CrĂ©ole vient Ă©moustiller. Je me dis que la programmation musicale est…
â Ăclectique, me rĂ©pond la voix masculine venue se poser Ă cĂŽtĂ© de moi.
Aujourd’hui j’embrasse qui je veux, je veux
Devinez, devinez, devinez qui je suis
DerriĂšre mon loup, j’embrasse qui je veux, je veux
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis)
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis)
Un gars, la quarantaine, barbe taillĂ©e, casquette gavroche vissĂ©e sur une tignasse chĂątain, mâaccorde un sourire et… la notification dâune appli de rencontre gĂ©o-localisĂ©e qui apparaĂźt sur mon tĂ©lĂ©phone portable :
â Câest la petite brune charmante ou son grand brun baraquĂ© que vous observez ?
Celui-ci, je ne lâavais pas vu venir.
L’inconnu et la biche effarouchĂ©e
Biche effarouchée. Photo libre de droits retouchée par Paul Dindon |
Je ne connais pas ce lit, je ne reconnais ni la lumiĂšre ni lâagencement des meubles, ni les meubles dâailleurs. Ăa ressemble Ă un matin ensoleillĂ©, filtrĂ© par les voilages et les lames des volets en bois. Je sens un souffle humide sur ma paume de main, câest un chien qui se tient au pied du lit, aux pieds du maĂźtre qui mâobserve avec amusement.
â ThĂ© ou cafĂ© ?
â CafĂ©.
Le chien et son maĂźtre quittent la chambre comme pour mâindiquer le chemin. Jâenfile caleçon et t-shirt et suit mes hĂŽtes. Câest une chaise en fer rouge sur une terrasse en teck Ă lâombre dâun cerisier et la vue sur un champ en jachĂšre qui sâoffrent Ă moi pour un petit dĂ©jeuner chez lâinconnu du bal du 14 juillet Ă Pollox. Je mâexcuse le temps dâenvoyer un court message Ă Sylviane : « Pas pu prendre ton appel hier, dĂ©solĂ©. SoirĂ©e mouvementĂ©e. Je te raconterai. Tout va bien ? Je te rappelle dans la journĂ©e. Bises, PD. »
â Ăa tâennuie de me dĂ©poser au village tout Ă lâheure ?
â Une course Ă faire ?
â Oui, dit-il avec un sourire moqueur. Je dois rĂ©cupĂ©rer ma voiture.
—
Le tĂ©lĂ©phone sonne. Il est minuit passĂ©, ça ne peut ĂȘtre que Sylviane. Je lâai encore oubliĂ©e. Tu parles dâun ami. Je la laisse en plan Ă Paris, je lâespĂšre remise de son chagrin dâamour, et durant le mois Ă©coulĂ©, je ne lâai pas appelĂ©e une seule fois pour confirmer mes espoirs. Je me confonds en excuses. Elle me rĂ©pond : « oh, va, ne tâinquiĂšte donc pas ». Je sens une inquiĂ©tude dans sa voix. Nous bavardons, elle que jâimagine Ă fumer son « joint du soir Ă mon perchoir », comme elle dit, accoudĂ©e Ă son rebord de fenĂȘtre avec vue sur le GĂ©nie de la Bastille, moi assis en tailleur sur le balcon Ă contempler les ombres que jettent les sapins Ă la surface du lac. « Je ne tâai pas racontĂ© les tractations », confie-t-elle. « Jâaurais dĂ». Tu fais partie des meubles. Jâai une promesse dâachat pour le Fer Ă Cheval, et jâai besoin de tes lumiĂšres. »
Celle-lĂ non plus, je ne lâai pas vue venir. Ni la dispute qui gronde dans la chambre dâĂ cĂŽtĂ©. Le ton monte, jâentends un « câest ça, tu cognes les femmes » qui me pique au vif. JâabrĂšge la conversation avec Sylviane et me rue sur le pas de la porte de la chambre de Natou. Lâolibrius qui lui tient lieu de fiancĂ© me fait face. Ma tenue nĂ©gligĂ©e, mon silence tenu, mon regard oscillant entre provocation et candeur parviennent Ă le dĂ©contenancer. Je bredouille ma fausse excuse « je me suis trompĂ© de chambre ». Il dĂ©guerpit et me laisse, sans le savoir, rĂ©conforter la biche effarouchĂ©e.
DĂ©cale les platanes
Décale les platanes[1], décale les platanes, ohé, ohé
Décale les platanes, décale les platanes, ohé, ohé
Au bal, au bal masqué, ohé, ohé
â Oh hĂ© ! Oh hĂ© ! lance une voix familiĂšre.
Câest Jeanne Mas qui me secoue pour me rĂ©veiller de ma sieste.
â DĂ©pĂȘche-toi, on tâattend pour la balance son.
â Quoi ? Euh. OĂč suis-je ?
â Sur la scĂšne du Stade de France pour un duo avec moi, banane.
Je cligne les yeux tant pour effacer ce mauvais rĂȘve, que pour distinguer la foule des premiers spectateurs, nus, venus assister aux derniers rĂ©glages. Je plonge ma face dans lâoreiller, je sens bien que rien nâest rĂ©el, pourtant je les entends crier avec Jeanne :
â Paul, debout !
â Câest qui ça ? ajoute-t-elle en pointant un faux ongle rose bonbon sur la femme vĂȘtue de jupons superposĂ©s partageant ma couche. Un collier de carottes autour du cou, la femme berce dans ses bras une perruche qui fait du pĂ©dalo.
â Malia ?!
Comme jetĂ© dâun pont sans corde, sans harnais, je me rĂ©veille en sursaut, soufflant tel un bĆuf. Un mal de crĂąne atroce me vrille les tempes. Peut-ĂȘtre les deux schnaps avalĂ©s en cuisine avec Lucien le veilleur de nuit et Joseph voisin dâĂ©tage. Peut-ĂȘtre aussi la conversation avec Sylviane qui me tourneboule plus que je ne le voudrais. Je procĂšde Ă une toilette de chat Ă lâeau glacĂ©e, jâenfile les deux pieds dans la mĂȘme jambe de pantalon de jogging et me vautre lamentablement. Je marmonne dans ma barbe de trois jours :
â Câest une belle journĂ©e qui commence.
—
Il est sept heures et des poussiĂšres de sommeil Ă rattraper, je trouve Jeanne LalochĂšre, Ă©lĂ©gante dans son tailleur pantalon gris souris, qui ferraille avec lâimprimante de la rĂ©ception. Elle ne parvient pas Ă faire taire les bips signalant indiffĂ©remment un mauvais format ou une pĂ©nurie de papier.
â Bonjour Jeanne.
â Ah, Bonjour Paul. Vous avez bien dormi ?
â Bof, mais rien Ă voir avec la literie de lâauberge qui est par-faite.
Jeanne est contrariĂ©e. DĂ©signant lâimprimante, je propose dây jeter un Ćil. Elle opine du chef, je pousse la petite porte battante sur laquelle est Ă©crit « RĂ©servĂ© au personnel » et, tandis que je vĂ©rifie les paramĂštres dâimpression sur lâĂ©cran de lâordinateur et sur le panneau de contrĂŽle du capricieux appareil, je lui rĂ©sume les raisons de mon dĂ©part anticipĂ©. Lundi au lieu de mardi. Le bar qui mâemploie depuis 2009 est en vente. Câest du sĂ©rieux. Je dois voir ma patronne et organiser la suite. Des vacances forcĂ©es ou la recherche dâun nouveau job.
â VoilĂ , elle fonctionne, dis-je avec un sourire satisfait. Je vais me cafĂ©iner. Je vous laisserai les clĂ©s lundi trĂšs tĂŽt.
—
Mon portable vibre dans ma poche. Lâinconnu du bal mâenvoie un SMS agrĂ©mentĂ© dâĂ©mojis :
â Clin dâĆil. Aubergine. Aubergine. Bisou en forme de cĆur. SignĂ©, Siegfried.
[1] Paroles alternatives de la chanson entendue au bal du 14 juillet Ă Pollox
Roule ma poule !
Vieux tank toi-mĂȘme, grommĂšle-je Ă propos de la mauvaise langue qui a rĂ©cemment abĂźmĂ© la rĂ©putation de ma BM â ou plutĂŽt la BM de Sylviane que je retrouve ce soir Ă Paris avec une joie mĂȘlĂ©e dâapprĂ©hension. Oui, câest un vieux modĂšle, si lâon sâen tient Ă son annĂ©e de sortie dâusine, 1985. Pas aussi rutilante que sur lâillustration mais la voiture qui sillonne dĂ©jĂ les routes des vins de Bourgogne nâa pas Ă rougir de la comparaison. Si lâon omet bien entendu les nombreux impacts sur la carrosserie.
Point de passager pour juger â mĂȘme silencieusement â mon choix de station, je tourne le bouton jusquâĂ trouver le rire et les chansons de la radio Ă©ponyme. Câest lĂ que je puise lâinspiration pour les blagues qui noircissent mes carnets et mettent du piquant dans les soirĂ©es arrosĂ©es de mes clients au Fer Ă Cheval. Futurs ex-clients, dâailleurs.
LevĂ© aux horreurs â comme dirait ma voisine dâĂ©tage, jâai remis les clĂ©s de ma chambre Ă Lucien, le priant de remercier chaleureusement le personnel de lâauberge et de remettre deux enveloppes scellĂ©es Ă leurs destinataires. Ă Natou : « Ce nâest quâun au revoir. Le Train Bleu nâest quâĂ trois heures et demi de la gare Saint-Charles. Prends soin de toi petite sirĂšne des Calanques. Paul ». Ă la sĂ©millante tenanciĂšre, Jeanne : « Je rĂ©flĂ©chis Ă votre Ă©tonnante proposition et vous rĂ©ponds par mail sous quelques jours. Merci pour tout. »
Mes pensĂ©es dĂ©filent Ă 130 kilomĂštres par heure. Je songe au temps qui sâest merveilleusement Ă©tirĂ© au pied de ce chalet face au lac, je songe Ă lâinvitation du hamac toujours occupĂ© lorsque je voulais mây allonger, je songe Ă la bienveillance rĂ©gnant Ă lâauberge, aux clients hauts en couleur, je songe surtout au bel inconnu aux yeux chocolat Ă qui je nâai pas dit au revoir.
Glouglou Natou !
Le dindon glougloute |
Ă peine je franchis le seuil de lâauberge quâune impression de dĂ©jĂ -vu me saisit : jâai devant moi la scĂšne dans tous ses dĂ©tails qui mâĂ©tait apparue lors de la sĂ©ance de voyance improvisĂ©e au petit matin avec Natou. Jâavais choisi de ne pas la lui rĂ©vĂ©ler. Elle avait alors bien dâautres chats Ă fouetter. DerriĂšre son comptoir aujourdâhui, ma chĂ©tive cagole sâest transformĂ©e en une jeune femme sans chichi mais Ă©lĂ©gante et pleine dâassurance. Elle a troquĂ© son costume de cliente pour endosser celui dâemployĂ©e et mâoffre un sourire Ă faire rougir un champ de tomates. TiraillĂ©e entre lâenvie de se jeter dans mes bras et celle de mener Ă bien sa mission, elle pointe du doigt lâarriĂšre du bĂątiment et demande :
â Auriez-vous⊠auriez-tu⊠la gentillesse (elle dĂ©glutit) de garer ta⊠votre voiture sur le parking amĂ©nagĂ© de lâautre cĂŽtĂ© de la route, en direction de lâĂreintante ?
â Ă vos ordres, madame la rĂ©ceptionniste, dis-je en lui lançant un clin dâĆil taquin. Mâaccordez-vous la faveur de monter mes affaires en chambre avant de bouger ma voiture ?
â Mais bien entendu, Monsieur Dindon, glousse-t-elle en me tendant une grosse clĂ© ouvragĂ©e. Chambre 20, deuxiĂšme Ă©tage Ă droite en sortant de lâascenseur, au fond du couloir. Je vous souhaite un excellent sĂ©jour Ă lâAuberge des Blogueurs hihihi.
Je pose vite ma valise et redescends avec un paquet pour Natou.
â Jâarrive pas comme Belsunce[1] hein. Voici un petit cadeau !
â Ooooh !
Elle déchire avec des petits cris de joie contenue le papier qui enveloppe un dindon en peluche.
â Câest pour que tu ne mâoublies pas !
â Oh merciiiiiiiiiiiiiiii, dit-elle en serrant la peluche multicolore contre sa chemise blanche.
Elle fait le tour du comptoir, me serre fort dans ses bras ; je mâenivre de tendresse et des effluves dâun parfum fruitĂ©. Puis elle se ravise, jette un Ćil autour dâelle pour sâassurer que personne nâait vu notre effusion et endosse de nouveau son rĂŽle de rĂ©ceptionniste.
â Bonne journĂ©e, monsieur Dindon, lance-t-elle avec un coucou de la main.
—
InstallĂ© Ă la table quâon mâavait dressĂ©e au restaurant de lâauberge qui affichait complet ce soir, je rĂ©serve un modeste cadeau pour la jeune femme qui a failli ĂȘtre ma patronne pour lâĂ©tĂ©, Jeanne LalochĂšre. Quand on parle du loup⊠ou plutĂŽt de la louveâŠ
â Bonsoir Paul, ravie de vous revoir chez nous !
â Pareillement ! dis-je en lui tendant un paquet enrubannĂ©. Câest un petit quelque chose pour me faire pardonner de vous avoir fait faux bond.
Et tandis quâelle dĂ©ploie le papier de soie qui entoure lâouvrage de Raymond Queneau, illustrĂ© par SinĂ©, je lui dis :
â Vous savez que vous avez un homonyme dans ce roman ? Dâailleurs on vous lâa peut-ĂȘtre offert mille fois, mais celui-ci porte la dĂ©dicace de lâauteur.
â âŠ
Elle qui dâordinaire ne sâen laisse pas compter â elle tient dâune main de maĂźtre lâauberge, un personnel pas piquĂ© des hannetons, des clients fantasques (pour ceux que jâai eu le temps de croiser lors de mon sĂ©jour en juillet) â ne me donne en rĂ©ponse quâun radieux sourire, sincĂšre, et ça me va.
â Je vous offre un verre de cĂŽtes du Jura pour fĂȘter ça ? » dit-elle.
[1] Expression marseillaise. Belsunce Ă©tait Ă©vĂȘque au XVIIIe siĂšcle. Sa statue le reprĂ©sente mains vides et paumes tournĂ©es vers le ciel, comme un signe d’innocence ou de pauvretĂ©. Arriver comme Belsunce, c’est arriver les mains vides.
Un dindon Ă Paris
Je me suis beaucoup accoudĂ© aux balcons de pierre du Pont-Neuf, jâai jetĂ© mes questions existentielles dans les remous de la Seine et nâai repĂȘchĂ© aucune rĂ©ponse tangible. Mes pas mâont souvent portĂ© vers les bars du Marais. Jây trouvais le rĂ©confort dans la boisson et la compagnie dâinconnus cherchant eux aussi lâĂąme sĆur ou lâamant, ou la quĂȘte ou la fuite, ou simplement un bon moment. Je nây trouvais pas davantage de rĂ©ponses mais je mâĂ©tourdissais de conversations, je prĂ©fĂ©rais meubler ainsi mes nuits que tourner en rond dans ma « cage Ă dindon » rue de Longchamp Ă TrocadĂ©ro.
La nouvelle nâavait rien de rocambolesque â elle Ă©tait dâune effroyable banalitĂ© â et pourtant elle avait secouĂ©, que dis-je, Ă©branlĂ© le doux confort de ma vie parisienne. Je me retrouvais sans emploi Ă cinquante-cinq ans. Sylviane, ma dĂ©sormais future ex-patronne, sâen voulait de ne pas mâen avoir parlĂ© plus tĂŽt. Ce quâelle considĂ©rait dâabord comme une proposition dâachat invraisemblable est vite devenue une Ă©vidence, une urgence.
Le Fer à Cheval, bar apprécié de nombreux fidÚles à Bonne-Nouvelle, arborerait bientÎt le calicot « changement de propriétaire ».
CĂŽtĂ© perso, elle nâĂ©tait pas propriĂ©taire de ce bel appartement avec vue sur la Place de la Bastille, elle nâen Ă©tait mĂȘme pas locataire, tout juste hĂ©bergĂ©e gracieusement par un ex-mari protecteur. Mais voilĂ . Le bienfaiteur venait de dĂ©cĂ©der, victime dâune trottinette Ă lâangle de la rue du Pont aux Choux et du boulevard des Filles du Calvaire, ça ne sâinvente pas. Sa belle-famille lorgnait Ă prĂ©sent sur ce prĂ©cieux bien immobilier qui avait hĂ©bergĂ© tant de fĂȘtes. Un conducteur de trottinette avait signĂ© sans sâen douter la triste fin de lâexistence bienheureuse de mon amie dans son cocon au dernier Ă©tage du 46 boulevard de la Bastille. Bref, la prĂ©caritĂ© de Sylviane avait fini par lui sauter aux yeux et elle sâĂ©tait jetĂ©e corps et Ăąme sur la premiĂšre proposition dâachat du bar dont elle Ă©tait propriĂ©taire, des murs et du bail commercial â une aubaine. Oui, il lui fallait vendre le Fer Ă Cheval, et vite.
« Câest ballot, tu es mĂ©dium et tu nâas rien vu de tout ça.
â Oh tu sais, le cordonnier est toujours le plus mal chaussĂ© et ses proches portent de pauvres espadrilles toutes Ă©limĂ©es.
â Tâes con, a-t-elle rĂ©pliquĂ© en tirant sur son « joint de convivialitĂ© », comme elle dit. Je ne mâinquiĂšte pas pour toi. Je te connais. Tu tâen es toujours sorti, tu vas tâen sortir.
â Mouais.
â Mais si. Il y a ce projet dâĂ©mission sur une radio importante dont tu mâavais parlĂ©. Il y a ce gars que tu meurs dâenvie de revoir dans le Jura. Tu es plein de ressources, mon Paul.
Puis, posant sur moi son regard piquant, malicieux, elle mâa tendu le trousseau de clĂ©s de sa BM :
â Onze ans de bons et loyaux services mĂ©ritent bien un cadeau. Tiens, prends ! »
Comme un ouragan
On sâĂ©tait dit « Ă bientĂŽt jâespĂšre ». CâĂ©tait pas une formule ni une promesse mais câĂ©tait sincĂšre. Lâhumeur plus lĂ©gĂšre, apaisĂ©e â provisoirement â par un flot inespĂ©rĂ© de pensĂ©es optimistes, je me fais couler un bain et demande Ă mon galet connectĂ© au wifi de me jouer ma playlist « French Pop 70/80âs » et je chante :
Houuuuuu ! Viens faire un tour sous la plui-ie (ouiiii)
Les oiseaux vont venir aussi-i (ouiiii)
On fera le tour de Pariiiiiiiiis
Sous la pluie
—
Une belle averse venait de lessiver les trois vĂ©hicules stationnĂ©s sur le parking de lâauberge. Le van bleu et blanc ornĂ© de grosses fleurs hippies, immatriculĂ© dans le Jura, appartenait Ă Jeanne. Une Harley parisienne, ou pour ĂȘtre prĂ©cis, banlieusarde. Et ma bavaroise nĂ©e en 1985 et dont je potassais Ă mes heures perdues le livret dâutilisation logĂ© dans la boĂźte Ă gants. Confortablement assis et ceinturĂ©, je mâaperçois que jâai oubliĂ© mon tĂ©lĂ©phone dans ma chambre. Comme ces choses-lĂ sont utiles, je dĂ©cide de retourner Ă lâauberge. Jâouvre la portiĂšre et me retrouve brusquement nez Ă nez avec un couple qui ne mâest pas inconnu. Ou plutĂŽt si, jâignorais que ces deux-lĂ formaient une paire. Ălisa Hell alias June East et Ăric Javot alias lui-mĂȘme. Lâactrice et le rĂ©alisateur. Les observant distraitement pendant que la conversation dĂ©roule ses prĂ©sentations et nos souvenirs communs, une intuition pour ne pas dire certitude me parcourt. Le cinĂ©aste a trouvĂ© sa muse et s’apprĂȘte Ă lui Ă©crire de beaux rĂŽles, tant sur le papier que dans la vraie vie. Je devine June Ă l’affiche du long-mĂ©trage d’une rĂ©alisatrice de premier plan. Mais je choisis de ne rien rĂ©vĂ©ler des images qui me sont apparues. D’une je peux me tromper. De deux, je prĂ©fĂšre laisser ces jeunes gens dĂ©couvrir leur destinĂ©e de façon naturelle.
On se promet de dĂźner ensemble. Ăa me ferait plaisir, vraiment.
Ma lubie pour les chansons françaises des annĂ©es 80 nâa pas laissĂ©e la pâtite June-Ălisa indiffĂ©rente le mois dernier, je mâamuse alors Ă leur parler en langage codĂ©, jâinvite dans la discussion Corinne Charby et StĂ©phanie de Monaco. Une façon kitsch de rĂ©sumer mon Ă©tĂ© 2020, comme une boule de flipper qui roule avec les oreillers du cĆur en boule. Comme un ouragan, la tempĂȘte en moi, a balayĂ© le passĂ©.
Les histoires d’A.
Capture dâĂ©cran du spectacle lâUltima RĂ©cital avec Marianne James |
Quel rĂȘve je cherche Ă capturer ce matin ?
VoilĂ longtemps que je ne me berce plus dâillusions sur ma vie sentimentale. Il nâempĂȘche. Chaque fois quâun homme consent Ă partager avec moi un bout de chemin ou, plus souvent, lâidĂ©e dâun bout de chemin, je me retrouve sur le plateau dâun Tournez ManĂšge[1] version gay oĂč les panneaux mobiles sont remplacĂ©s par des algorithmes dâune application de rencontre et les maĂźtresses de cĂ©rĂ©monie par lâextravagant barman oĂč je donne le premier rendez-vous. Selon lâhumeur, je joue le jeu, je mâemballe ou jâenvoie promener le mythomane. La vie est trop courte pour tenir la jambe aux imbĂ©ciles.
Les SMS du barbu aux yeux chocolat mâont tenu compagnie pendant ce mois dâaoĂ»t Ă Paris. Beaucoup de « bisous en forme de cĆur, signĂ©, Siegfried ». Beaucoup de « jâaimerais quâon se revoie », tant de son cĂŽtĂ© que du mien. Câest donc plein dâespoir que je franchis le seuil de la boutique « Aux fleurs Michel », rue Lamartine Ă Saint-Amour. En admiration devant une gerbe de glaĂŻeuls dâun rouge Ă©clatant, je lis le carton quâa renseignĂ© la fleuriste : « le glaĂŻeul peut signifier « jâai le bĂ©guin pour toi. »
Dans le magasin, tout est dĂ©corĂ© de bolduc, commentĂ© dâĂ©mojis. MĂȘme la vendeuse porte une Ă©tiquette â un badge ornĂ© de son prĂ©nom.
« Je vous en mets combien ? demande Sophie.
â Tout ce quâil vous reste.
â Câest pour offrir ?
Comme jâopine du chef, elle me demande quel prĂ©nom elle doit Ă©crire au dos de la carte de visite quâelle va agrafer au bouquet.
â Siegfried.
Elle marque un temps. Son regard se fige.
â Je vais vous lâĂ©peler, ne vous inquiĂ©tez pas, dis-je en riant.
â Je sais dĂ©jĂ comment ça sâĂ©crit. »
—
Sur la route, mon regard oscille entre le paysage verdoyant et le compteur qui Ă©grĂšne les kilomĂštres qui me sĂ©parent de la vĂ©ritable raison de mon retour Ă lâAuberge : Siegfried, pas loin. Je pouvais poser mes valises Ă lâauberge sans envahir mon crush de lâĂ©tĂ©. Pour empĂȘcher lâangoisse dâassombrir mon humeur bucolique, je tourne le bouton de lâautoradio et chantonne avec les Rita Mitsouko :
—
Sur la route, mon regard oscille entre le paysage verdoyant et le compteur qui Ă©grĂšne les kilomĂštres qui me sĂ©parent de la vĂ©ritable raison de mon retour Ă lâAuberge : Siegfried, pas loin. Je pouvais poser mes valises Ă lâauberge sans envahir mon crush de lâĂ©tĂ©. Pour empĂȘcher lâangoisse dâassombrir mon humeur bucolique, je tourne le bouton de lâautoradio et chantonne avec les Rita Mitsouko :
Les histoires dâA
Les histoires dâamour
Les histoires dâamour finissent mal
Les histoires dâamour finissent mal en gĂ©nĂ©ral
Ă la sortie de Graveleuse â jâimagine que le nom du lieu-dit tient davantage dâune carriĂšre de gravier que de la grivoiserie de ses premiers habitants â, je mâengage sur le chemin de terre qui mĂšne Ă la petite maison en bois au pied de la colline. Pas de voiture garĂ©e dans lâallĂ©e, pas dâaboiement du golden retriever pour mâaccueillir, aucun tĂ©moin Ă ma visite inopinĂ©e. Je mâen veux de ne pas lâavoir prĂ©venu et marmonne :
« Pauvâ nouille ! »
Déçu, jâenvoie malgrĂ© tout un SMS, clin dâĆil Ă son prĂ©nom, personnage dâun spectacle fantasque[2] : « coucou beau barbu, je suis dans la forĂȘt forĂȘt (Ă©cho). »
Trouver un seau, le remplir dâeau Ă la cuve adossĂ©e Ă la maison, y plonger mes vingt-deux glaĂŻeuls puis attendre une rĂ©ponse Ă mon message, sait-on jamais. Je marque un temps, mon regard se fige. Un seau trĂŽne dĂ©jĂ sur le paillasson. Dans le seau, un autre bouquet que le mien sur lequel est agrafĂ©e la carte de visite de la boutique Aux Fleurs Michel, je tourne la carte et je lis lâĂ©criture de Sophie, la fleuriste : « Pour Siegfried. » DĂ©pitĂ©, jâajoute mon offrande au bourreau des cĆurs de Saint-Amour, je nâattends pas de rĂ©ponse Ă mon SMS, je retourne Ă lâauberge.
[1] Ămission culte des annĂ©es 80 oĂč des couples se formaient devant le tĂ©lĂ©spectateur au grĂ© des questions et des commentaires des maĂźtresses de cĂ©rĂ©monie Ăvelyne Leclercq, Simone Garnier, Fabienne Ăgal ; rythmĂ©e de sĂ©quences Ă lâorgue Ă©lectronique par Charlie Oleg
[2] Spectacle musical créé en 1992 et joué presque 1200 fois avec Marianne James dans le rÎle de la cantatrice allemande fantasque Ulrika von Glott
in love with
Lâaube est paisible et lâimmense Ă©tendue qui mâavale nu, le bain qui me lave de mes tourments. Je flotte, jâĂ©carte les bras, je fais lâĂ©toile. Jâinspire, jâexpire. Lâeau est glacĂ©e. Jâinspire, jâexpire.
—
â Je viens seulement de lire ton message. 48h sans tĂ©lĂ©phone, je tâexpliquerai.
â (Ă©moji monocle sur un Ćil et moue dubitative)
â (Ă©mojis voiture, deux chopes de biĂšre qui sâentrechoquent, deux garçons qui se tiennent la main)
â ?
â Je passe te chercher Ă lâauberge Ă midi (tu es bien Ă lâauberge ?) et je tâemmĂšne dĂ©jeuner, ok ?
—
Les douze coups de midi cognent dans mon cĆur. Pas endimanchĂ© mais presque, je lâattends. Je dĂ©roule la conversation que je nous imagine tenir sur le chemin vers Pollox. Câest un scĂ©nario que ne renierait pas le magazine Nous Deux. Un roman-photos oĂč deux hommes se font la cour, sâexpliquent, font mine de se disputer, pour la forme, se rabibochent. Le plus jeune au volant de son Land Rover Defender, fenĂȘtre baissĂ©e, barbe au vent, la main tantĂŽt sur le levier de vitesse tantĂŽt sur le genou du plus ĂągĂ©.
Jâen suis lĂ de mes divagations â merci lâinsomnie â quand Siegfried apparaĂźt. La barbe a poussĂ©, lâallure nâa pas changĂ©. Je nâai pas le temps de penser Ă comment lâaccueillir, lui serrer la main â câest idiot â, lâenlacer â la pudeur me lâinterdit â, quâil sâapproche et pose ses lĂšvres sur les miennes.
â Viens, je vais te montrer un truc, me dit-il en me prenant par la main.
Je suis tout chose.
Dans la voiture, il me dit que je lui ai manquĂ©, que jâaurais dĂ» lâappeler, le prĂ©venir de ma venue, pour quâil sâorganise. Il me remercie pour les fleurs. Je nâai pourtant pas accompagnĂ© mes glaĂŻeuls de mots doux, je pensais les lui remettre en main propre. Mais les autres fleurs ? Il ne mâa pas servi le « ça nâest pas du tout ce que tu crois, » entendu dans tant et tant de films. Câest une faveur pour un service rendu Ă une voisine, câest tout. Il nâen fait pas plus cas. Je retrouve sa simplicitĂ© et ça me plaĂźt. Peu avant lâentrĂ©e dans le village, il ralentit, ouvre ma fenĂȘtre, me dĂ©signe un point dans le paysage. Je nâai pas vu. Il soupire. Je ne comprends pas. Il fait le tour de la place. Les platanes n’ont pas bougĂ©. Il reprend la sortie de Pollox. Lâair perplexe, je demande :
â Quâest-ce que tu fabriques ?
En guise de rĂ©ponse, un sourire taquin assorti dâun clin dâĆil. Deux cents mĂštres plus loin, Siegfried stoppe le vĂ©hicule en pleine route. Il me montre un panneau publicitaire plantĂ© latĂ©ralement dans le dĂ©cor de sorte quâon ne peut le louper ni en entrant ni en sortant de Pollox. Sur lâaffiche, un message et des cĆurs sur les i : « In love with Paul Dindon. Siegfried »
Un torrent dâĂ©motions sâabat sur moi. La joie quâaucun mot ne peut rĂ©trĂ©cir. Lâivresse des grands sommets. Le grand huit. Jâai chaud, jâai tellement chaud que je pourrais me consumer sur place. Et soudain, les larmes qui menacent dâembuer mon regard. Sous les yeux attendris de Siegfried, je bredouille un « me too » et fonds dans ses bras. Ce nâest pas un feu dâartifice en plein jour qui accueille nos retrouvailles mais pas loin, des coups de klaxon dâun tracteur qui nous dĂ©passe. Sa conductrice nous fait coucou de la main. Un large sourire Ă©claire son visage. Elle sâĂ©crie :
« Lâamour est dans le prĂ© ! »
Lucette, Huguette et la gendarmette au bal musette
Capture d’Ă©cran du film Certains l’aiment Chaud de Billy Wilder |
â Paul, mâapostrophe Natou, pourquoi cette tĂȘte de six pans de long ?
â Oh rien qui ne mĂ©rite quâon sây attarde.
Natou, ce petit vent de bonheur qui efface sans quâelle le sache les tracas des gens quâelle croise.
â Tu sais quoi ? Tu devrais ĂȘtre remboursĂ©e par la sĂ©curitĂ© sociale.
Elle éclate de rire, me tend le menu du jour, virevolte en direction de la cuisine pour mémoriser le nombre de filets de perche ou potées comtoises possibles ce midi.
—
« Allez ! inscris-nous au ThĂ© dansant ! On va se marrer, avait insistĂ© Siegfried lorsque jâavais Ă©voquĂ© la charmante initiative de mes voisins de chambrĂ©e, Joseph Midaloff et sa moitiĂ©, Julie â investir le salon de lâauberge pour y organiser un aprĂšs-midi « danses de salon ».
—
« Allez ! inscris-nous au ThĂ© dansant ! On va se marrer, avait insistĂ© Siegfried lorsque jâavais Ă©voquĂ© la charmante initiative de mes voisins de chambrĂ©e, Joseph Midaloff et sa moitiĂ©, Julie â investir le salon de lâauberge pour y organiser un aprĂšs-midi « danses de salon ».
â On nây va pas pour se moquer. On y va pour danser.
â Chiche.
Quelle suĂ©e ! Et quelle rigolade ! Nos maĂźtres de cĂ©rĂ©monie Joseph et Julie mettent tout le monde Ă lâaise. On parle un peu de pluie, de beau temps, de lâatmosphĂšre frisquette, y a plus de saison ma pauvâ Lucette, on chante les louanges de Jeanne lâaubergiste, on Ă©change nos impressions de sĂ©jour et nos partenaires pour le mambo ou la valse musette. Incorrigible, je lance deux ou trois blagues potaches. Je ne sais pas sâils rient pour me faire plaisir ou parce que je suis drĂŽle. Peu importe. Je lis lâapprobation dans le regard de mon barbu et câest tout ce qui compte. Mon dieu les Ă©tincelles chaque fois que sa main frĂŽle la mienne â on se croirait dans le Gendarme et la Gendarmette, quand Claude Gensac et Louis de FunĂšs sâĂ©lectrocutent Ă chaque baiser.
â Pas de chichis pour le cha-cha-cha, sâexclame Joseph pour imposer le tutoiement.
Mon mĂštre quatre-vingt-sept penchĂ© sur lâĂ©nergique mĂštre cinquante cinq et des talons de Hugo, mes yeux bleu clair dans les yeux gris de la jeune femme que jâappelle Huguette â je mâexcuse, elle se marre, bon public â on sâefforce tant bien que mal de suivre la musique, dâĂ©couter les conseils de Julie qui corrige nos postures, me fĂ©licite quand je nâĂ©crase pas les pieds de ma partenaire.
Me font rire, Joseph et Siegfried lorsquâils dansent le tango. Quand, emportĂ© par je ne sais quelle malice, Siegfried se saisit dâune rose blanche, la glisse entre ses dents et mime un bout de la scĂšne de Certains lâaiment chaud quand Jack Lemmon (DaphnĂ©) et Joe E. Brown (Osgood) se trĂ©moussent sur la piste. Dâabord surpris, trĂšs vite joueur, Joseph se laisse guider sous le regard hilare de Julie.
Dans le salon de lâAuberge du Bonheur, le bal insouciant bat son plein. Caroline, Ălisa, Hugo, Calliste, Julie, Artus, Ăric, Joseph, Siegfried et moi glissons sur les pĂ©tales de la rose qui a Ă©chouĂ© sur le parquet surchauffĂ©. Deux heures gaies se sont dĂ©jĂ Ă©coulĂ©es. Le cĆur lĂ©ger, je prends la main de mon cavalier et lâemmĂšne loin du brouhaha des conversations qui a remplacĂ© la musique.
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Quelle suĂ©e ! Et quelle rigolade ! Nos maĂźtres de cĂ©rĂ©monie Joseph et Julie mettent tout le monde Ă lâaise. On parle un peu de pluie, de beau temps, de lâatmosphĂšre frisquette, y a plus de saison ma pauvâ Lucette, on chante les louanges de Jeanne lâaubergiste, on Ă©change nos impressions de sĂ©jour et nos partenaires pour le mambo ou la valse musette. Incorrigible, je lance deux ou trois blagues potaches. Je ne sais pas sâils rient pour me faire plaisir ou parce que je suis drĂŽle. Peu importe. Je lis lâapprobation dans le regard de mon barbu et câest tout ce qui compte. Mon dieu les Ă©tincelles chaque fois que sa main frĂŽle la mienne â on se croirait dans le Gendarme et la Gendarmette, quand Claude Gensac et Louis de FunĂšs sâĂ©lectrocutent Ă chaque baiser.
â Pas de chichis pour le cha-cha-cha, sâexclame Joseph pour imposer le tutoiement.
Mon mĂštre quatre-vingt-sept penchĂ© sur lâĂ©nergique mĂštre cinquante cinq et des talons de Hugo, mes yeux bleu clair dans les yeux gris de la jeune femme que jâappelle Huguette â je mâexcuse, elle se marre, bon public â on sâefforce tant bien que mal de suivre la musique, dâĂ©couter les conseils de Julie qui corrige nos postures, me fĂ©licite quand je nâĂ©crase pas les pieds de ma partenaire.
Me font rire, Joseph et Siegfried lorsquâils dansent le tango. Quand, emportĂ© par je ne sais quelle malice, Siegfried se saisit dâune rose blanche, la glisse entre ses dents et mime un bout de la scĂšne de Certains lâaiment chaud quand Jack Lemmon (DaphnĂ©) et Joe E. Brown (Osgood) se trĂ©moussent sur la piste. Dâabord surpris, trĂšs vite joueur, Joseph se laisse guider sous le regard hilare de Julie.
Dans le salon de lâAuberge du Bonheur, le bal insouciant bat son plein. Caroline, Ălisa, Hugo, Calliste, Julie, Artus, Ăric, Joseph, Siegfried et moi glissons sur les pĂ©tales de la rose qui a Ă©chouĂ© sur le parquet surchauffĂ©. Deux heures gaies se sont dĂ©jĂ Ă©coulĂ©es. Le cĆur lĂ©ger, je prends la main de mon cavalier et lâemmĂšne loin du brouhaha des conversations qui a remplacĂ© la musique.
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* Je vous invite chaudement Ă lire l’Ćuvre chorale L’Auberge des Blogueurs đ
* Merci Ă Kozlika, Franck Paul, Pep, Philippe, Jonathan, et l’homme de ma vie aka Laurent (pour la plupart des illustrations fantasques et l’inspiration) et tous mes partenaires de jeu.