Qui est Paul Dindon ? 

Il est avant tout le fruit d’une aventure collective, l’Auberge des Blogueurs jeu de rĂŽles littĂ©raire qui a taquinĂ© l’imaginaire de 58 auteurs pendant l’Ă©tĂ© 2020. Au fil de milliers de discussions via un forum dĂ©diĂ©, chacun a dĂ©roulĂ© la pelote de sa fiction, l’a mĂȘlĂ©e Ă  celles de ses camarades de jeu, dessinant souvent d’Ă©tonnants tableaux. J’isole ici l’histoire de Paul Dindon mais vous invite bien entendu Ă  lire l’Auberge des Blogueurs dans son ensemble. 

Grand brun de 55 ans aux yeux trĂšs clairs, jovial et bon vivant, dĂ©barquĂ© de Paris pour profiter des joies jurassiennes offertes par l’Auberge des Blogueurs. Barman au Fer Ă  Cheval, troquet d’habituĂ©s Ă  Bonne Nouvelle, affublĂ© d’un don de voyance plutĂŽt encombrant, il se mĂȘle Ă  la clientĂšle de l’auberge, s’acoquine avec une jeune femme nature-peinture comme on dit Ă  Marseille, conduit au village une actrice incognito au volant de la vieille BM clinquante que lui a prĂȘtĂ©e Sylviane, sa patronne. Les mĂ©andres de l’histoire que je lui ai tricotĂ©e en 17 billets l’emmĂšnent Ă  quelques kilomĂštres de Saint-Amour (Jura), sur des airs de chansons françaises des annĂ©es 80. 

1. Deux kilomĂštres et trois cents mĂštres 2. À Lara Mas 3. Ma rĂ©ponse en Comic Sans MS 4. Amoureulogue 5. La dĂ©confiture 6. La Cagole et le Parigot 7. Droit au but ! 8. Au bal masquĂ© 9. L’inconnu et la biche effarouchĂ©e 10. DĂ©cale les platanes 11. Roule ma poule ! 12. Glouglou Natou ! 13. Un dindon Ă  Paris 14. Comme un ouragan 15. Les histoires d’A. 16. in love with 17. Lucette, Huguette et la gendarmette au bal musette

Deux kilomĂštres et trois cents mĂštres

Comme le wifi n’irrigue pas encore la chambre oĂč j’ai posĂ© mes valises lundi soir, j’opte pour la bonne vieille mĂ©thode du carnet Moleskine et du stylo bic et reprends le fil des pensĂ©es qui m’ont tenu compagnie pendant les cinq heures de route entre Paris et PerpĂšte-lĂšs-Olivettes, ou Pollox pour ĂȘtre plus prĂ©cis.

Je regarde danser le fer Ă  cheval en cuir censĂ© porter bonheur Ă  la conductrice de la vieille BM qui m’emmĂšne au trou du cul du Jura et je repense au fou rire qui nous a secouĂ©s la semaine derniĂšre.

— 400 balles le porte-clĂ©s ! avait hurlĂ© Raymond, le client du lundi qui ne vient au bar que le lundi, quand Sylviane, ma patronne, avait crachĂ© le prix du grigri.
— C’est pas un porte-clĂ©s, c’est un accessoire de sac en veau HermĂšs, avait-elle rĂ©pliquĂ©. Et puis, je fais ce que je veux avec TON argent, non ?

Ça avait clouĂ© le bec de Raymond. Et Sylviane et moi on avait ri, qu’est-ce qu’on avait ri, Ă  s’en tenir les cĂŽtes. Raymond avait quand mĂȘme fini hilare. C’est vrai quoi, avec tout ce qu’il boit chez nous, Sylviane aurait mĂȘme pu s’acheter une nouvelle voiture que ça ne le regardait pas.

Au Fer Ă  Cheval – le troquet Ă  Bonne-Nouvelle, Paris, oĂč j’ai Ă©chouĂ© en 2009 et dont le nom fait rĂ©fĂ©rence au comptoir en zinc, en forme de fer Ă  cheval qui agglomĂšre la clientĂšle d’habituĂ©s, les congĂ©s annuels commencent Ă  la mi-juin. Alors que dans le quartier les concurrents baissent tous le rideau au mois d’aoĂ»t, ma toquĂ©e de patronne aime ĂȘtre Ă  contre-courant pour accueillir nos clients au cƓur de l’étĂ©. Sylviane a un sacrĂ© grain mais je l’aime bien. Et c’est rĂ©ciproque. On dit toujours que l’amitiĂ© ce ne sont que des preuves et pas du blabla. Elle me l’a prouvĂ© un paquet de fois et pas plus tard qu’hier quand elle m’a filĂ© les clĂ©s de sa vieille BM pour mon escapade dans le Jura.

— Louer une voiture cinq semaines ? avait-elle tonnĂ©, les yeux ronds comme des soucoupes, quand on avait Ă©voquĂ© mes vacances un mois plus tĂŽt. T’es pas net, hein. Ça va te coĂ»ter un bras. Prends la mienne, elle est trop rayĂ©e pour qu’on daigne la bigner. Et puis je ne bouge pas de Paris. J’en ai pas besoin, prends-la.

Son offre ne souffrant aucune discussion, j’ai acceptĂ© de bon cƓur. L’argent que j’avais prĂ©vu de mettre dans la location ira dans les bistrots de Pollox et des environs. Quel drĂŽle de nom pour un village quand mĂȘme. Deux kilomĂštres et trois cents mĂštres. C’est la distance qui sĂ©pare le village de ma chambre d’hĂŽtel. Je ne potasse gĂ©nĂ©ralement pas sur les lieux oĂč je me rends en vacances mais ces deux kilomĂštres et trois cents mĂštres figurant sur la brochure que m’avait envoyĂ©e Jeanne LalochĂšre, la directrice de l’auberge, sont une donnĂ©e importante, que dis-je, vitale. Ça reprĂ©sente trois minutes en voiture Ă  l’aller et vingt-cinq minutes Ă  pied pour le retour pour les fois oĂč j’aurai trop levĂ© le coude. Comme ça, je fais « d’une biĂšre deux coups », j’évite les PV et j’empĂȘche les sapins du Jura d’abĂźmer la vieille BM de Sylviane.



À Lara Mas

J’ignore si c’est la literie de l’Auberge ou l’air de la montagne ou les deux mais je dors comme un loir, bercĂ© par les bruits de la nuit, chuchotements provenant d’en-dessous, mĂ©lodies sans paroles et prĂ©ludes flasques pour une chouette dans les bois enveloppants. Faut dire aussi qu’entre les prĂ©paratifs, la descente de flics au Fer Ă  Cheval le dernier soir avant la fermeture pour congĂ©s parce qu’on a improvisĂ© un karaokĂ© Ă  trois heures du mat, entre les clients qui ne partent qu’à coups de pied au derriĂšre (mĂ©taphoriques hein, car on les bichonne nos clients) et, la goutte sur le gĂąteau, la cerise qui a fait dĂ©border le vase, le chagrin d’amour de Sylviane, je suis parti de Paname au volant de sa BM mais sur les rotules.

Oh ! j’y repense. La bande-son de mon voyage jusqu’à l’Auberge, une compilation fabriquĂ©e avec dĂ©votion par Sylviane, m’a crachĂ© des titres aussi miĂšvres que jubilatoires. Je la chambrais mais, comme beaucoup de gens, je vouais une passion honteuse pour les chansons françaises des annĂ©es 80. Sur les routes du Jura, j’ai chantĂ© Ă  tue-tĂȘte avec Caroline Loeb, Elsa sans Glenn Medeiros, David et Jonathan, ou Jakie Quartz.

Juste une mise au point 
Pour un petit clin d’Ɠil de survie 
Pour tous les fous, les malades de l’amour 
Pour toutes les victimes du romantisme, comme moi 
Juste un p’tit clin d’Ɠil, une mise au point 

Son couplet sur le bar-tabac de la rue de Clichy
 Je me suis souvent demandĂ© de quel troquet elle parlait. Je lui ai posĂ© la question un soir qu’elle est venue au Fer Ă  Cheval avec des copains, mais elle Ă©tait tellement pompette qu’elle bredouillait un « d’aprĂšs toi ? » Ă©nigmatique Ă  chacune de mes questions. Je n’ai jamais su. Ce soir-lĂ , elle nous a fredonnĂ© un air de Catherine Lara, une de ses copines Ă  ses dĂ©buts au Casino de Paris, sur la rue de Clichy, justement. Nuit magique. Les flics nous ont laissĂ©s tranquilles, cette fois-lĂ .

Pourquoi je parle de tout ça ? Avec tous les toasts portĂ©s Ă  la santĂ© de la p’tite June que j’ai emmenĂ©e au bistro de Pollox hier soir, j’en oublie l’entrĂ©e en matiĂšre – l’alarme incendie mardi soir qui me l’a mise dans les bras, je l’ai calmĂ©e en lui parlant des petits riens qui ne manqueraient pas de la requinquer dans cette auberge du Jura, de ma carriĂšre de barman Ă  Paris jouant tour Ă  tour les psychologues de comptoir, l’épaule rĂ©confortante, l’amuseur avec les blagues que je consigne maladivement dans des carnets, les Madame Soleil quand je fais pas gaffe et que me viennent sans prĂ©venir les visions Ă  propos de mon vis-Ă -vis.

OĂč en Ă©tais-je, NadĂšge ? Ah oui. J’ai trouvĂ© la p’tite June sous la vĂ©randa absorbĂ©e par la lecture d’un ouvrage dont j’ai photographiĂ© mentalement la couverture, pour en causer plus tard, attablĂ©s au bar du village, elle avec ses yeux dans les nuages, ses rĂȘves de cinĂ©ma que je n’ai pu m’empĂȘcher de percer. Mais je ne lui ai rien dit ou plutĂŽt je me suis contentĂ© d’évoquer une sĂ©rie sur Netflix qui re-tricote la lĂ©gende d’un studio hollywoodien. « Oh oui oh oui oh oui, s’est-elle exclamĂ©e. J’ai a-dorĂ©. » Elle s’est alors mise Ă  dĂ©mĂȘler le faux du vrai, passant en revue les sept Ă©pisodes et me racontant tout un tas d’anecdotes croustillantes. J’ai profitĂ© d’une diversion – un couple se chamaillant en fond de salle et qui avait captĂ© l’attention de June, pour aller tirer un fil contre un platane au clair de lune. 

J’ai dĂ» siffler une bouteille et demi de ChĂąteau l’Étoile – un nom prĂ©destinĂ© tant pour cette soirĂ©e Ă  Ă©voquer les Ă©toiles du cinĂ©ma des annĂ©es 30-40 que la promenade nocturne proposĂ©e par le syndicat d’initiative de l’Éreintante aux clients de l’auberge et que nous avons elle et moi dĂ©clinĂ©e. June s’est montrĂ©e plus raisonnable en tournoyant son agitateur dans son unique liqueur Vert Sapin puis sa tripotĂ©e de Schweppes Tonic.

— C’est mon tour de jouer aux bons samaritains, a-t-elle rĂ©pliquĂ© lorsque je lui ai tendu les clĂ©s de la vieille BM. Je nous ramĂšne Ă  l’auberge, ok ?
— Ça roule ma poule, ai-je gloussĂ©.

Toute fiĂ©rote, elle a tournĂ© la clĂ© de contact, appuyĂ© sur le bouton de l’autoradio prĂ©-rĂ©glĂ© sur le son Ă  fond les ballons et lĂ , le drame. La chanson de Jeanne Mas dans la voiture toutes vitres ouvertes, sur la place du village, sur la petite route tortueuse du Jura nous ramenant Ă  l’Auberge.

Sauvez-moi quand il me soulĂšve 
Qu’il me tend la main 
Ma voix se dĂ©rĂšgle 
Sauvez-moi, ses yeux me dĂ©sarment 
Quand il me retient 
Quand ses bras m’encerclent si fort 
Quand son corps me colle



Ma réponse en Comic Sans MS

Dans le verre ballon qu’ornent les initiales calligraphiĂ©es ADB, les grains mĂ»ris ont sagement sĂ©chĂ© sur un lit de paille avant d’ĂȘtre pressĂ©s pour devenir le vin du Jura qui irrigue ce soir mon humeur songeuse. Je capte des bribes de conversation autour de moi sur le patio de l’auberge. Je ne suis pas le seul Ă  m’extasier devant la vue sur le lac. Je pense Ă  la p’tite June perchĂ©e sur ses Louboutin, je pense aux images qui m’ont assailli quand elle a rougi sur son prĂ©tendu mĂ©tier, je pense aux mille vies qui me façonnent, me hantent. À ce message d’une boĂźte de prod parisienne qui flatte mon ego. À ma rĂ©ponse laconique en Comic Sans Ms. Merci pour votre aimable sollicitation mais non merci. Cordialement, Paul Dindon.



Amoureulogue
Sylviane a un penchant pour la magopinaciophilie. Elle collectionne pour s’amuser les cartes de visite tapageuses que les marabouts en quĂȘte de pigeons glissent, imperturbables, sous les balais des essuie-glaces de France et de Navarre. Pour mes cinquante ans, elle m’a offert deux paquets de cinq cents cartes qu’elle a rĂ©alisĂ©es et imprimĂ©es elle-mĂȘme. Elle s’est inspirĂ©e des vraies, elle s’est surtout inspirĂ©e des confidences que je lui ai faites sur la parenthĂšse de ma vie qui a durĂ© sept ans, de l’anonymat au quart d’heure de gloire, des plateaux tĂ©lĂ© Ă  la dĂ©confiture, que dis-je, au fiasco total. Pour son cadeau en forme de clin d’Ɠil rĂ©parateur, elle a fait foisonner ce grain de folie que j’aime tant.

Il m’arrive encore de distribuer ces vraies-fausses cartes de visite sans oublier d’ajouter « c’est une blague que m’a faite une amie, mais le tĂ©lĂ©phone et le mail sont corrects. » J’en ai glissĂ©e une Ă  la p’tite June pour voir sa rĂ©action. Elle a passĂ© le test de confiance en conduisant “ma” vieille BM jusqu’à l’auberge, je pouvais bien lui rĂ©vĂ©ler un bout de moi, mĂȘme de façon Ă©nigmatique.



La déconfiture


PerfusĂ© de cafĂ© aprĂšs une nuit sans sommeil, je dĂ©plie le journal que l’auberge met Ă  disposition. Soudain je n’entends plus le brouhaha des rĂ©sidents qui petit-dĂ©jeunent. Mon regard est happĂ© par la rubrique des mots-croisĂ©s. Dans les cases, un mot saute aux yeux, manuscrit en capitales d’imprimerie. DĂ©finition sibylline : « amĂšre en bouche, apprĂ©ciĂ©e sur une tartine, en dĂ© ». DÉCONFITURE. Je m’excuse auprĂšs de la pĂ©tulante aubergiste qui reste avec mon pain perdu Ă  la confiture de poire jurassienne sur les bras. Je m’enfuis pour chercher l’air au bord du lac.

Dans le papier datĂ© de dimanche, j’ai appris que l’auberge avait Ă©chappĂ© Ă  une tornade, « une amorce de tornade (appelĂ©e tuba ou entonnoir nuageux) ». L’article Ă©voquait aussi les phĂ©nomĂšnes mĂ©tĂ©os visibles les prochains jours, des symptĂŽmes lumineux ou des nuages transportant humiditĂ© et poĂ©sie : nuages noctulescents – filaments ou nappes illuminĂ©s par en-dessous, mammatus, arcus ou cumulonimbus, roi des nuages.

Roi des nuages


PLOUF. Ou plutĂŽt SCHHHHHH la glissade sur la rive du lac CRAC la branche Ă  laquelle je tente de m’accrocher PLOUF la chute dans l’eau. Vite ! remonter sur la berge avant qu’on ne me voie, si on ne m’a pas dĂ©jĂ  vu, pourvu qu’on ne m’ait pas reconnu, c’est con l’orgueil quand mĂȘme, le mental craint l’humiliation – mĂȘme minuscule, craint la blessure d’orgueil avant la foulure ou l’ecchymose. Je tire sur les joncs, mes mains glissent, je bascule Ă  la renverse. Re-PLOUF. Je bois la tasse, je glougloute. J’entends ou je crois entendre des rires – les pĂȘcheurs au loin s’extasient-ils sur leur prise ou rient-ils de ma dĂ©confiture ?

La queue entre les jambes et trempĂ© jusqu’aux os, je grommelle des noms d’oiseaux. ‘Tain ! Pauv’ con ! Mon pied mal assurĂ© ripe sur un rocher mouillĂ©, je mouline des bras. M’effondre. Noir. Me perds dans les restes aigres du mauvais rĂȘve qui a froissĂ© mes draps et ma nuit.

C’est un plateau tĂ©lĂ© comme j’en ai connus une tripotĂ©e. Un arĂ©opage de techniciens et d’assistants. Un tournage qui tire en longueur. Des raccords maquillage pour masquer le fond de teint qui colle aux doigts, qui dĂ©gouline. Les questions idiotes de l’animateur vedette. Je n’ai rien vu venir. Le traquenard. T’inquiĂšte pas, m’avait-il dit, les invitĂ©s vont vendre leur camelote, toi tu vas sortir du lot, tu vas cartonner. Ah ça. Pour sortir du lot, j’suis sorti du lot. C’est parti en sucette, oui. Face camĂ©ra. Le blanc. L’air bĂȘte. Tous les yeux du public braquĂ©s sur moi. Le silence insupportable. Le malaise. Puis les rires. Et moi, statufiĂ©, liquĂ©fiĂ©. Le dindon de la farce.



La Cagole et le Parigot

J’ai froid. J’suis dans le noir. Pas normal. Faisait jour il y a deux minutes. J’ouvre les yeux. Ah, il fait jour. J’ai mal. Le souffle coupĂ© par le choc d’une glissade. Des lambeaux de rĂȘves mĂȘlĂ©s troublent mon cerveau ensuquĂ©. Je peine Ă  respirer. Mes paupiĂšres se referment. Je suis Ă  fois sur ce plateau tĂ©lĂ© de malheur, humiliĂ©, Ă  la fois Ă©tendu de tout mon long, ruisselant, au bord du lac, Ă  la fois derriĂšre le comptoir Ă  chanter avec mes clients :

— Moi j’essuie les verres au fond du café 
— TĂ© ! VoilĂ  qu’il chante. Il a tournĂ© fada. HoĂŻ ! HĂ© ! Monsieur !
— J’ai bien trop Ă  faire pour pouvoir rĂȘver

— Oh ! Monsieur !, tonne la voix en m’assĂ©nant des claques sonores.

J’ouvre les yeux sur un joli minois penchĂ© au-dessus de moi. Un air d’Amy Winehouse en plus dĂ©licat, en moins fardĂ©. Ce sont sĂ»rement ses grands cheveux noirs coiffĂ©s en un chignon qui me font penser Ă  la chanteuse. Elle semble effrayĂ©e.

— BontĂ© divine, vous ĂȘtes vivant. J’ai cru que vous Ă©tiez canĂ©. Ça va ti ?
— Je.
Je reprends mon souffle.
—M’en voulez pas hein, pour les baffes. J’ai pas osĂ© vous faire le bouche-Ă -bouche, vous pourriez ĂȘtre mon pĂšre.
— …
— Ho ho ! Vous m’entendez ? C’est quoi votre petit nom ?
— Paul. Paul Dindon.
— Vaï. Moi c’est Natacha mais tout le monde m’appelle Natou. Allez, faut se lever !

Je roule sur le flanc et distingue les baskets de la demoiselle. Je m’accoude pour mieux voir la nymphe sortie du lac, la petite chose venue secourir le grand gaillard. Ses baskets qui clignotent, sa robe oĂč s’entrelace une mĂ©nagerie sur fond rose bonbon, et surtout son accent chantant et ses “t” qui font “tch”. Un vrai poĂšme.

— Ho ! Paul, faut m’aider un peu là, j’suis pas Wonder Woman. Allez, zou !
— Vous ĂȘtes un cƓur, merci.
— Z’ĂȘtes trempĂ© comme un cabillaud. Vous frottez pas tant. Toni va penser que j’ai Ă©tĂ© Ă  une soirĂ©e mousse.
— Toni, c’est votre homme ?
— Oui. Bon, vous risquez pas le voir, il est tout l’temps en vadrouille. Il est hyperaquetif.

Sur le chemin qui nous mĂšne, ma cheville Ă©tourdie, ma nymphe de Marseille et ma carcasse trempĂ©e, jusqu’à l’auberge, on parle on parle on parle, surtout elle. Elle m’en raconte plus qu’elle n’en voudrait dire, je le sens. Je n’arrive pas Ă  la juger, je ne juge jamais les gens qui ont une Ăąme gentille et sincĂšre. Elle est nature peinture, comme on dit chez elle. Je prĂ©fĂšre la gentillesse Ă  l’hypocrisie, la sincĂ©ritĂ© Ă  la fourberie. Et quand je vois des choses qui concernent des personnes gentilles et vulnĂ©rables, je ne peux pas m’empĂȘcher de partager.

— Je peux vous faire une confidence ?
— Dites-moi ce que vous voulez, je suis un cimetiùre à moi toute seule.
— Pour la faire courte, je suis mĂ©dium. Ou plutĂŽt, j’ai eu ma pĂ©riode.

Ma nymphe inopinĂ©e, si prompte Ă  bavarder, est muette comme une carpe. Les yeux ronds, elle me laisse dĂ©rouler mon CV. Je lui parle des flashes que je mets sous le tapis parce que je ne veux pas, je ne sais pas y faire, je ne maĂźtrise rien. Des choses que je vois sur les gens que je vois. Et puis je travaille sur ce don, j’apprends Ă  le contrĂŽler, Ă  le modeler, l’interroger, Ă  le mettre en sourdine. Et puis les rencontres, l’animateur vedette qui devient un ami et qui m’offre sur un plateau d’argent une rubrique voyance Ă  la tĂ©lĂ©. Je deviens la coqueluche de la mĂ©nagĂšre. Je gagne bien, trĂšs bien, ma vie. Je ne lui dis pas comment et pourquoi j’ai arrĂȘtĂ©. Pas envie d’enlever les paillettes dans les yeux de la p’tite Natou.

Elle ressemble Ă  une biche effarouchĂ©e. Une biche dans une robe rose bonbon et des sabots dans des baskets qui clignotent. J’ignore quelles sont ses pensĂ©es, si elle sait ce que j’ai vu la concernant elle et son Toni, elle et sa maman en couple avec son beau-frĂšre. Je lui glisse ma vraie-fausse carte de visite. On verra ce qu’elle en fera.

— À propos d’esprits, dit-elle avant de me laisser sur le pas de la porte de ma chambre, z’ĂȘtes sĂ»r que vos esprits sont tous bien revenus dans votre tĂȘte ?
— Ça va aller, rassurez-vous. Merci de m’avoir raccompagnĂ©, vous ĂȘtes un cƓur, vraiment.
Elle pique un fard, tricote deux mĂšches Ă©chappĂ©es de son chignon, m’offre un sourire et une rĂ©plique baignĂ©e du soleil des Calanques :
— AmendonnĂ© vous voudriez lire dans les boules de mon Toni, ah ah ah, j’suis cougourde, dans les lignes de ma vie, sur mon Toni ?
— Quand vous voulez.
— Z’ĂȘtes tarpin gentil !



Droit au but !

J’aime encore Paris. J’aime le contraste entre la clientĂšle du Fer Ă  Cheval oĂč j’officie six jours sur sept, savant mĂ©lange bobo, popu ou prout-prout venu s’encanailler sur les Grands Boulevards, et la caricature des beaux quartiers Ă  TrocadĂ©ro oĂč le sort m’a permis d’acheter un minuscule appartement – ma cage Ă  dindon, comme je l’appelle tant avec ironie qu’avec affection, oĂč je croise plus de dames refaites Ă  la va-vite et de Qataris que de vraies gens (les employĂ©s de mĂ©nage ou du BTP, les nounous philippines auxquelles on a subtilisĂ© le passeport pour mieux les asservir, tous les sans-dents qui donnent Ă  manger aux mĂ©rous de l’Ouest parisien – ces naufragĂ©s de la chirurgie esthĂ©tique sont-ils rĂ©ellement nombreux ou juste trĂšs voyants (et trĂšs ratĂ©s) pour qu’ils envahissent la reprĂ©sentation que je me fais du 16e). Parigot jusqu’au bout de mes lacets colorĂ©s, j’aime aussi me perdre dans les mĂ©andres des sentiers du PĂ©rigord noir l’étĂ© dernier ou du Jura, Ă  prĂ©sent, j’aime me prĂ©lasser sur cette terrasse avec vue, j’aime faire le plein de nuits Ă©toilĂ©es, de grands espaces, pour repousser un peu, mentalement, le reste de l’annĂ©e, les cloisons de ma cage Ă  dindon.

Ainsi flottaient mes pensĂ©es, assis sur cette terrasse avec vue sur le lac, quand j’entends gratter Ă  la porte de ma chambre. Un grattement accompagnĂ© d’un couinement. Qu’est-ce que c’est ?! Un chiot Ă©garĂ© dans le dĂ©dale de l’auberge ? Je n’ai pourtant croisĂ© aucun animal. Deux phasmes qui ont voyagĂ© avec leur maĂźtresse, Ă  l’étage au-dessus, mais pas de chiot. L’insecte ne peut avec ses brindilles produire un son aussi audible, mĂȘme Ă  deux, mĂȘme de toutes leurs forces. Ni mĂȘme couiner. Pas que je sache. VoilĂ  que le grattement est accompagnĂ© d’une voix : « Paul, vous ĂȘtes rĂ©veillĂ© ? » J’ouvre la porte sur une petite chose tombĂ©e du lit, ma voisine de chambre, penaude. Je fais comme s’il n’était pas six heures du matin, je sens qu’elle est mal, je l’invite de bon cƓur.

— Ah bonjour Natou ? Entrez, n’ayez pas peur.
— Oh, je vous embĂȘte ? On se dit tu ?

Je fais entrer ma cigale toute ensuquĂ©e. Presque mĂ©connaissable, le chignon farouche, le faux-cil de traviole, les yeux bordĂ©s d’anchois, comme on dit chez elle. Sur son pyjama froissĂ©, Pikachu a meilleure mine que nous deux rĂ©unis. Elle ne veut ni thĂ© ni cafĂ© mais accepte un verre d’eau et la chaise que je lui tends.

— J’t’enquiquine pour cacarinette hein ? dit-elle, une moue inquiùte sur son visage.

Je lui offre alors un sourire ensommeillé et les réponses aux questions qui la taraudent. Je lui parle de son pÚre, mort il y a longtemps dans des conditions atroces, de sa mÚre qui a fait comme elle a pu, réfugiée dans les bras du beau-frÚre, de son Toni qui joue avec ses sentiments.

— Fatche ! Il est parti. J’suis dans la panade jusqu’aux couilles.
— Tu veux savoir s’il va revenir, mais c’est la mauvaise question.
— Et c’est quoi la bonne question ? dit-elle, l’air dĂ©semparĂ©.

Je lis en elle comme en un livre ouvert. Elle aurait aimĂ© une solution Ă  ses malheurs de jeune femme accrochĂ©e Ă  son homme comme au seul rocher du rivage. Un philtre qu’elle aurait bu et qui aurait tout changĂ©, le regard cruel des autres sur elle et son Toni en prince charmant. Mon silence embarrassĂ© est trop pour elle. Les larmes jaillissent, rompent la digue de ses paupiĂšres. Je voudrais la prendre dans mes bras mais je ne peux pas. Je lui offre pour seul rĂ©confort mon regard inflexible, attentif, affectueux. Je laisse passer l’orage. Toute fragile qu’elle paraĂźt, je la devine courageuse, increvable. 

— Il va revenir, ne t’inquiĂšte pas. 

Ses yeux embuĂ©s de larmes s’illuminent soudain. Elle comprend qu’elle doit s’en tenir Ă  la bouĂ©e de mes paroles. Elle me claque une bise sonore en guise de remerciements et quitte ma chambre. Sans dire au revoir. Son soulagement, mĂȘme temporaire, me suffit.



Au bal masqué


— En voiture Simone !, dis-je Ă  Malia, ma co-voituriĂšre pour cette virĂ©e au village pour le bal.

La soixantaine naissante, look baba cool qui pique un peu les yeux, elle s’inquiĂšte pour Carabine et Paprika, ses deux phasmes qui partagent son chagrin. Olga les a quittĂ©s. C’était la perruche omnicolore de la famille.

Je sens chez elle, sous son extravagance, une blessure bĂ©ante que les traits d’humour pataud qui me dĂ©mangent peuvent picoter. Je garde mes boutades pour plus tard. Au dĂ©tour d’un premier lacet, j’appuie sur l’embrayage et sur la touche empathie ; je nous trouve un point commun : un grain de folie, une araignĂ©e au plafond. J’éprouve de la tendresse pour les gens qui ne rentrent pas dans le cadre, qui dĂ©bordent. La conversation est sage mais sincĂšre. Nous Ă©voquons Paris qu’elle connaĂźt comme sa poche, du 14e arrondissement oĂč elle vit avec sa mĂ©nagerie, de la rue Daguerre oĂč nous nous sommes peut-ĂȘtre croisĂ©s lorsque j’habitais, dans les annĂ©es 90, l’immeuble attenant Ă  l’atelier de CĂ©sar.

À l’amorce d’un deuxiĂšme virage, nous remarquons une pancarte qui annonce la fĂȘte Ă  Pollox avec force capitales d’imprimerie sur fond fluo. Sa joie non dissimulĂ©e Ă  se mĂȘler bientĂŽt aux rĂ©jouissances qui devraient attirer, on l’espĂšre, les locaux de kilomĂštres Ă  la ronde, des vacanciers aussi, venus s’encanailler au bal du 14 juillet, est communicative. Je la prĂ©viens de ma cheville fragile aprĂšs la chute au bord du lac qui devrait m’accorder un peu de rĂ©pit mais pas trop.

La sonnerie de mon tĂ©lĂ©phone retentit soudain. Ma voiture d’emprunt ne disposant pas des derniĂšres technologies – pas de Bluetooth et encore moins de port USB –, j’allonge le bras pour atteindre l’appareil fixĂ© sur un support brinquebalant, je fais glisser la touche verte pour accepter l’appel. C’est Sylviane qui prend des nouvelles de sa chĂšre et tendre BMW 323i et accessoirement de son ami et employĂ©. Le sort ne nous accordera pas de discuter plus amplement. La fixation lĂąche les ailettes de l’aĂ©ration et tombe, avec le tĂ©lĂ©phone, aux pieds de Malia. S’ensuivent frĂŽlements gĂȘnĂ©s, gesticulations pour rĂ©cupĂ©rer l’appareil et puis. Le virage dangereux. Cri d’effroi de ma passagĂšre qui empoigne mon volant. Conduite Ă  quatre mains l’espace d’un quart de seconde. Nous roulons sur une bande de terre rocailleuse avant de retrouver le bitume et de maĂźtriser de nouveau la courbe de la route. Des sueurs froides devant le drame Ă©vitĂ© de justesse, je ne quitte plus la route des yeux. Elle et moi ne faisons plus qu’un jusqu’à destination.

Lorsque nous dĂ©passons le panneau indiquant l’entrĂ©e de Pollox, je lĂąche :
— S’ils nous jouent un mambo, au bal, cette petite embardĂ©e nous aura mis en jambes !


C’est dĂ©jĂ  l’heure de l’apĂ©ro au Castor et Pollox. Sur les tables qui ont envahi la place, des gens accoudĂ©s sur les nappes Ă  carreaux racontent aux absents la retraite aux flambeaux en mode led et les feux d’artifice tirĂ©s la veille. On parle de la fĂȘte qui se prĂ©pare, du maire fraĂźchement rĂ©Ă©lu. On Ă©voque aussi le braquage ratĂ© du Super U de Saint-Amour. On trinque Ă  la santĂ© de la caissiĂšre qui a fait fuir le filou en le menaçant avec un concombre. Un petit vent bienvenu agite les calicots tricolores tendus entre les deux platanes centenaires. Je reconnais le cinĂ©aste incognito et l’aborde avec une entrĂ©e en matiĂšre convenue mais efficace :

— Je vous ai dĂ©jĂ  vu quelque part.
— À la tĂ©lĂ© sĂ»rement, dit-il flattĂ©. J’y faisais la promo de L’IbĂšre sera rude.
— Vous savez qu’il y avait une actrice à l’auberge ?

Pour toute rĂ©ponse, il m’offre un « hmm » vite Ă©clipsĂ© par l’arrivĂ©e tonitruante de Natou, toute en candeur, pluie de sequins le long du dĂ©colletĂ© de sa robe rouge, perchĂ©e sur de trĂšs hauts talons et accompagnĂ© de son Toni, tĂ©nĂ©breux, effacĂ©.

— Vous devez ĂȘtre le fameux Toni de cette dame, dis-je en lui serrant la main, molle.
Je m’amuse à lui demander :
— Comment vont les affaires dans le Jura ?
— Hmm.

C’est une maladie, ces hmm. Dans les yeux de Natou, une lueur qui hĂ©site entre la gĂȘne et l’excitation – pour masquer la gĂȘne. Je clos le bavardage en portant un toast Ă  la carriĂšre du cinĂ©aste, Ă  la santĂ© des tourtereaux puis au bal qui ne tarderait pas Ă  faire se trĂ©mousser une assemblĂ©e encore timide.

— Je vous prie de m’excuser, une dame m’attend pour danser.

Les premiĂšres notes de Besame mucho dans une version instrumentale et lascive de Perez Prado portent mes pas vers ma co-voituriĂšre teinte au hennĂ©. Je ne m’étends pas sur le mambo exĂ©cutĂ© Ă  la va-comme-je-te-pousse – je n’avais ni la cheville ni la tĂȘte Ă  ça. Depuis l’écart de route, me viennent des images de Sylviane qui attend mon appel. AccoudĂ© au plateau de la buvette improvisĂ©e devant l’épicerie de la place, je lĂšve mon verre Ă  Natou que la Compagnie CrĂ©ole vient Ă©moustiller. Je me dis que la programmation musicale est…

— Éclectique, me rĂ©pond la voix masculine venue se poser Ă  cĂŽtĂ© de moi.

Aujourd’hui j’embrasse qui je veux, je veux 
Devinez, devinez, devinez qui je suis 
DerriĂšre mon loup, j’embrasse qui je veux, je veux 
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis) 
Aujourd’hui, (aujourd’hui) tout est permis (tout est permis) 

Un gars, la quarantaine, barbe taillĂ©e, casquette gavroche vissĂ©e sur une tignasse chĂątain, m’accorde un sourire et… la notification d’une appli de rencontre gĂ©o-localisĂ©e qui apparaĂźt sur mon tĂ©lĂ©phone portable :

— C’est la petite brune charmante ou son grand brun baraquĂ© que vous observez ?

Celui-ci, je ne l’avais pas vu venir.



L’inconnu et la biche effarouchĂ©e

Biche effarouchée. Photo libre de droits retouchée par Paul Dindon

Je ne connais pas ce lit, je ne reconnais ni la lumiĂšre ni l’agencement des meubles, ni les meubles d’ailleurs. Ça ressemble Ă  un matin ensoleillĂ©, filtrĂ© par les voilages et les lames des volets en bois. Je sens un souffle humide sur ma paume de main, c’est un chien qui se tient au pied du lit, aux pieds du maĂźtre qui m’observe avec amusement.

— ThĂ© ou cafĂ© ?
— CafĂ©.

Le chien et son maĂźtre quittent la chambre comme pour m’indiquer le chemin. J’enfile caleçon et t-shirt et suit mes hĂŽtes. C’est une chaise en fer rouge sur une terrasse en teck Ă  l’ombre d’un cerisier et la vue sur un champ en jachĂšre qui s’offrent Ă  moi pour un petit dĂ©jeuner chez l’inconnu du bal du 14 juillet Ă  Pollox. Je m’excuse le temps d’envoyer un court message Ă  Sylviane : « Pas pu prendre ton appel hier, dĂ©solĂ©. SoirĂ©e mouvementĂ©e. Je te raconterai. Tout va bien ? Je te rappelle dans la journĂ©e. Bises, PD. »

— Ça t’ennuie de me dĂ©poser au village tout Ă  l’heure ?
— Une course à faire ?
— Oui, dit-il avec un sourire moqueur. Je dois rĂ©cupĂ©rer ma voiture.


Le tĂ©lĂ©phone sonne. Il est minuit passĂ©, ça ne peut ĂȘtre que Sylviane. Je l’ai encore oubliĂ©e. Tu parles d’un ami. Je la laisse en plan Ă  Paris, je l’espĂšre remise de son chagrin d’amour, et durant le mois Ă©coulĂ©, je ne l’ai pas appelĂ©e une seule fois pour confirmer mes espoirs. Je me confonds en excuses. Elle me rĂ©pond : « oh, va, ne t’inquiĂšte donc pas ». Je sens une inquiĂ©tude dans sa voix. Nous bavardons, elle que j’imagine Ă  fumer son « joint du soir Ă  mon perchoir », comme elle dit, accoudĂ©e Ă  son rebord de fenĂȘtre avec vue sur le GĂ©nie de la Bastille, moi assis en tailleur sur le balcon Ă  contempler les ombres que jettent les sapins Ă  la surface du lac. « Je ne t’ai pas racontĂ© les tractations », confie-t-elle. « J’aurais dĂ». Tu fais partie des meubles. J’ai une promesse d’achat pour le Fer Ă  Cheval, et j’ai besoin de tes lumiĂšres. »

Celle-lĂ  non plus, je ne l’ai pas vue venir. Ni la dispute qui gronde dans la chambre d’à cĂŽtĂ©. Le ton monte, j’entends un « c’est ça, tu cognes les femmes » qui me pique au vif. J’abrĂšge la conversation avec Sylviane et me rue sur le pas de la porte de la chambre de Natou. L’olibrius qui lui tient lieu de fiancĂ© me fait face. Ma tenue nĂ©gligĂ©e, mon silence tenu, mon regard oscillant entre provocation et candeur parviennent Ă  le dĂ©contenancer. Je bredouille ma fausse excuse « je me suis trompĂ© de chambre ». Il dĂ©guerpit et me laisse, sans le savoir, rĂ©conforter la biche effarouchĂ©e.



DĂ©cale les platanes

DĂ©cale les platanes[1], dĂ©cale les platanes, ohĂ©, ohĂ© 
DĂ©cale les platanes, dĂ©cale les platanes, ohĂ©, ohĂ© 
Au bal, au bal masqué, ohé, ohé

— Oh hĂ© ! Oh hĂ© ! lance une voix familiĂšre.

C’est Jeanne Mas qui me secoue pour me rĂ©veiller de ma sieste.

— DĂ©pĂȘche-toi, on t’attend pour la balance son.
— Quoi ? Euh. OĂč suis-je ?
— Sur la scùne du Stade de France pour un duo avec moi, banane.

Je cligne les yeux tant pour effacer ce mauvais rĂȘve, que pour distinguer la foule des premiers spectateurs, nus, venus assister aux derniers rĂ©glages. Je plonge ma face dans l’oreiller, je sens bien que rien n’est rĂ©el, pourtant je les entends crier avec Jeanne :

— Paul, debout !
— C’est qui ça ? ajoute-t-elle en pointant un faux ongle rose bonbon sur la femme vĂȘtue de jupons superposĂ©s partageant ma couche. Un collier de carottes autour du cou, la femme berce dans ses bras une perruche qui fait du pĂ©dalo.

— Malia ?!

Comme jetĂ© d’un pont sans corde, sans harnais, je me rĂ©veille en sursaut, soufflant tel un bƓuf. Un mal de crĂąne atroce me vrille les tempes. Peut-ĂȘtre les deux schnaps avalĂ©s en cuisine avec Lucien le veilleur de nuit et Joseph voisin d’étage. Peut-ĂȘtre aussi la conversation avec Sylviane qui me tourneboule plus que je ne le voudrais. Je procĂšde Ă  une toilette de chat Ă  l’eau glacĂ©e, j’enfile les deux pieds dans la mĂȘme jambe de pantalon de jogging et me vautre lamentablement. Je marmonne dans ma barbe de trois jours :

— C’est une belle journĂ©e qui commence.


Il est sept heures et des poussiĂšres de sommeil Ă  rattraper, je trouve Jeanne LalochĂšre, Ă©lĂ©gante dans son tailleur pantalon gris souris, qui ferraille avec l’imprimante de la rĂ©ception. Elle ne parvient pas Ă  faire taire les bips signalant indiffĂ©remment un mauvais format ou une pĂ©nurie de papier.

— Bonjour Jeanne.
— Ah, Bonjour Paul. Vous avez bien dormi ?
— Bof, mais rien à voir avec la literie de l’auberge qui est par-faite.

Jeanne est contrariĂ©e. DĂ©signant l’imprimante, je propose d’y jeter un Ɠil. Elle opine du chef, je pousse la petite porte battante sur laquelle est Ă©crit « RĂ©servĂ© au personnel » et, tandis que je vĂ©rifie les paramĂštres d’impression sur l’écran de l’ordinateur et sur le panneau de contrĂŽle du capricieux appareil, je lui rĂ©sume les raisons de mon dĂ©part anticipĂ©. Lundi au lieu de mardi. Le bar qui m’emploie depuis 2009 est en vente. C’est du sĂ©rieux. Je dois voir ma patronne et organiser la suite. Des vacances forcĂ©es ou la recherche d’un nouveau job.

— VoilĂ , elle fonctionne, dis-je avec un sourire satisfait. Je vais me cafĂ©iner. Je vous laisserai les clĂ©s lundi trĂšs tĂŽt.


Mon portable vibre dans ma poche. L’inconnu du bal m’envoie un SMS agrĂ©mentĂ© d’émojis :

— Clin d’Ɠil. Aubergine. Aubergine. Bisou en forme de cƓur. SignĂ©, Siegfried.


[1] Paroles alternatives de la chanson entendue au bal du 14 juillet Ă  Pollox



Roule ma poule !


Vieux tank toi-mĂȘme, grommĂšle-je Ă  propos de la mauvaise langue qui a rĂ©cemment abĂźmĂ© la rĂ©putation de ma BM – ou plutĂŽt la BM de Sylviane que je retrouve ce soir Ă  Paris avec une joie mĂȘlĂ©e d’apprĂ©hension. Oui, c’est un vieux modĂšle, si l’on s’en tient Ă  son annĂ©e de sortie d’usine, 1985. Pas aussi rutilante que sur l’illustration mais la voiture qui sillonne dĂ©jĂ  les routes des vins de Bourgogne n’a pas Ă  rougir de la comparaison. Si l’on omet bien entendu les nombreux impacts sur la carrosserie.

Point de passager pour juger – mĂȘme silencieusement – mon choix de station, je tourne le bouton jusqu’à trouver le rire et les chansons de la radio Ă©ponyme. C’est lĂ  que je puise l’inspiration pour les blagues qui noircissent mes carnets et mettent du piquant dans les soirĂ©es arrosĂ©es de mes clients au Fer Ă  Cheval. Futurs ex-clients, d’ailleurs.

LevĂ© aux horreurs – comme dirait ma voisine d’étage, j’ai remis les clĂ©s de ma chambre Ă  Lucien, le priant de remercier chaleureusement le personnel de l’auberge et de remettre deux enveloppes scellĂ©es Ă  leurs destinataires. À Natou : « Ce n’est qu’un au revoir. Le Train Bleu n’est qu’à trois heures et demi de la gare Saint-Charles. Prends soin de toi petite sirĂšne des Calanques. Paul ». À la sĂ©millante tenanciĂšre, Jeanne : « Je rĂ©flĂ©chis Ă  votre Ă©tonnante proposition et vous rĂ©ponds par mail sous quelques jours. Merci pour tout. »

Mes pensĂ©es dĂ©filent Ă  130 kilomĂštres par heure. Je songe au temps qui s’est merveilleusement Ă©tirĂ© au pied de ce chalet face au lac, je songe Ă  l’invitation du hamac toujours occupĂ© lorsque je voulais m’y allonger, je songe Ă  la bienveillance rĂ©gnant Ă  l’auberge, aux clients hauts en couleur, je songe surtout au bel inconnu aux yeux chocolat Ă  qui je n’ai pas dit au revoir. 



Glouglou Natou !
Le dindon glougloute

À peine je franchis le seuil de l’auberge qu’une impression de dĂ©jĂ -vu me saisit : j’ai devant moi la scĂšne dans tous ses dĂ©tails qui m’était apparue lors de la sĂ©ance de voyance improvisĂ©e au petit matin avec Natou. J’avais choisi de ne pas la lui rĂ©vĂ©ler. Elle avait alors bien d’autres chats Ă  fouetter. DerriĂšre son comptoir aujourd’hui, ma chĂ©tive cagole s’est transformĂ©e en une jeune femme sans chichi mais Ă©lĂ©gante et pleine d’assurance. Elle a troquĂ© son costume de cliente pour endosser celui d’employĂ©e et m’offre un sourire Ă  faire rougir un champ de tomates. TiraillĂ©e entre l’envie de se jeter dans mes bras et celle de mener Ă  bien sa mission, elle pointe du doigt l’arriĂšre du bĂątiment et demande :

— Auriez-vous
 auriez-tu
 la gentillesse (elle dĂ©glutit) de garer ta
 votre voiture sur le parking amĂ©nagĂ© de l’autre cĂŽtĂ© de la route, en direction de l’Éreintante ?
— À vos ordres, madame la rĂ©ceptionniste, dis-je en lui lançant un clin d’Ɠil taquin. M’accordez-vous la faveur de monter mes affaires en chambre avant de bouger ma voiture ?
— Mais bien entendu, Monsieur Dindon, glousse-t-elle en me tendant une grosse clĂ© ouvragĂ©e. Chambre 20, deuxiĂšme Ă©tage Ă  droite en sortant de l’ascenseur, au fond du couloir. Je vous souhaite un excellent sĂ©jour Ă  l’Auberge des Blogueurs hihihi.

Je pose vite ma valise et redescends avec un paquet pour Natou.
— J’arrive pas comme Belsunce[1] hein. Voici un petit cadeau !
— Ooooh !

Elle déchire avec des petits cris de joie contenue le papier qui enveloppe un dindon en peluche.

— C’est pour que tu ne m’oublies pas !
— Oh merciiiiiiiiiiiiiiii, dit-elle en serrant la peluche multicolore contre sa chemise blanche.

Elle fait le tour du comptoir, me serre fort dans ses bras ; je m’enivre de tendresse et des effluves d’un parfum fruitĂ©. Puis elle se ravise, jette un Ɠil autour d’elle pour s’assurer que personne n’ait vu notre effusion et endosse de nouveau son rĂŽle de rĂ©ceptionniste.

— Bonne journĂ©e, monsieur Dindon, lance-t-elle avec un coucou de la main.


InstallĂ© Ă  la table qu’on m’avait dressĂ©e au restaurant de l’auberge qui affichait complet ce soir, je rĂ©serve un modeste cadeau pour la jeune femme qui a failli ĂȘtre ma patronne pour l’étĂ©, Jeanne LalochĂšre. Quand on parle du loup
 ou plutĂŽt de la louve


— Bonsoir Paul, ravie de vous revoir chez nous !
— Pareillement ! dis-je en lui tendant un paquet enrubannĂ©. C’est un petit quelque chose pour me faire pardonner de vous avoir fait faux bond.

Et tandis qu’elle dĂ©ploie le papier de soie qui entoure l’ouvrage de Raymond Queneau, illustrĂ© par SinĂ©, je lui dis :

— Vous savez que vous avez un homonyme dans ce roman ? D’ailleurs on vous l’a peut-ĂȘtre offert mille fois, mais celui-ci porte la dĂ©dicace de l’auteur.
— 


Elle qui d’ordinaire ne s’en laisse pas compter – elle tient d’une main de maĂźtre l’auberge, un personnel pas piquĂ© des hannetons, des clients fantasques (pour ceux que j’ai eu le temps de croiser lors de mon sĂ©jour en juillet) – ne me donne en rĂ©ponse qu’un radieux sourire, sincĂšre, et ça me va. 

— Je vous offre un verre de cĂŽtes du Jura pour fĂȘter ça ? » dit-elle.


[1] Expression marseillaise. Belsunce Ă©tait Ă©vĂȘque au XVIIIe siĂšcle. Sa statue le reprĂ©sente mains vides et paumes tournĂ©es vers le ciel, comme un signe d’innocence ou de pauvretĂ©. Arriver comme Belsunce, c’est arriver les mains vides.



Un dindon Ă  Paris


Je me suis beaucoup accoudĂ© aux balcons de pierre du Pont-Neuf, j’ai jetĂ© mes questions existentielles dans les remous de la Seine et n’ai repĂȘchĂ© aucune rĂ©ponse tangible. Mes pas m’ont souvent portĂ© vers les bars du Marais. J’y trouvais le rĂ©confort dans la boisson et la compagnie d’inconnus cherchant eux aussi l’ñme sƓur ou l’amant, ou la quĂȘte ou la fuite, ou simplement un bon moment. Je n’y trouvais pas davantage de rĂ©ponses mais je m’étourdissais de conversations, je prĂ©fĂ©rais meubler ainsi mes nuits que tourner en rond dans ma « cage Ă  dindon » rue de Longchamp Ă  TrocadĂ©ro.

La nouvelle n’avait rien de rocambolesque – elle Ă©tait d’une effroyable banalitĂ© – et pourtant elle avait secouĂ©, que dis-je, Ă©branlĂ© le doux confort de ma vie parisienne. Je me retrouvais sans emploi Ă  cinquante-cinq ans. Sylviane, ma dĂ©sormais future ex-patronne, s’en voulait de ne pas m’en avoir parlĂ© plus tĂŽt. Ce qu’elle considĂ©rait d’abord comme une proposition d’achat invraisemblable est vite devenue une Ă©vidence, une urgence.

Le Fer à Cheval, bar apprécié de nombreux fidÚles à Bonne-Nouvelle, arborerait bientÎt le calicot « changement de propriétaire ».

CĂŽtĂ© perso, elle n’était pas propriĂ©taire de ce bel appartement avec vue sur la Place de la Bastille, elle n’en Ă©tait mĂȘme pas locataire, tout juste hĂ©bergĂ©e gracieusement par un ex-mari protecteur. Mais voilĂ . Le bienfaiteur venait de dĂ©cĂ©der, victime d’une trottinette Ă  l’angle de la rue du Pont aux Choux et du boulevard des Filles du Calvaire, ça ne s’invente pas. Sa belle-famille lorgnait Ă  prĂ©sent sur ce prĂ©cieux bien immobilier qui avait hĂ©bergĂ© tant de fĂȘtes. Un conducteur de trottinette avait signĂ© sans s’en douter la triste fin de l’existence bienheureuse de mon amie dans son cocon au dernier Ă©tage du 46 boulevard de la Bastille. Bref, la prĂ©caritĂ© de Sylviane avait fini par lui sauter aux yeux et elle s’était jetĂ©e corps et Ăąme sur la premiĂšre proposition d’achat du bar dont elle Ă©tait propriĂ©taire, des murs et du bail commercial – une aubaine. Oui, il lui fallait vendre le Fer Ă  Cheval, et vite.

« C’est ballot, tu es mĂ©dium et tu n’as rien vu de tout ça.
— Oh tu sais, le cordonnier est toujours le plus mal chaussĂ© et ses proches portent de pauvres espadrilles toutes Ă©limĂ©es.
— T’es con, a-t-elle rĂ©pliquĂ© en tirant sur son « joint de convivialitĂ© », comme elle dit. Je ne m’inquiĂšte pas pour toi. Je te connais. Tu t’en es toujours sorti, tu vas t’en sortir.
— Mouais.
— Mais si. Il y a ce projet d’émission sur une radio importante dont tu m’avais parlĂ©. Il y a ce gars que tu meurs d’envie de revoir dans le Jura. Tu es plein de ressources, mon Paul.

Puis, posant sur moi son regard piquant, malicieux, elle m’a tendu le trousseau de clĂ©s de sa BM :
— Onze ans de bons et loyaux services mĂ©ritent bien un cadeau. Tiens, prends ! »



Comme un ouragan


Des fois, je me bafferais. Cinquante-cinq ans et je me comporte comme un jeune premier, un gars qui n’apprend rien de ses gadins, un nĂ© de la derniĂšre pluie, le perdreau de l’annĂ©e. Chaque fois – et c’est pas souvent – qu’un homme cultivĂ©, drĂŽle, la tĂȘte sur les Ă©paules, pas envahissant, correct quoi, trĂšs trĂšs correct, se prĂ©sente sur mon chemin, je me prends les pieds dans le tapis. Trois jours que je suis revenu, que je tourne en rond autour du lac, que je noircis mes carnets de son prĂ©nom, Siegfried, en polices de caractĂšre ouvragĂ©es, de pleins et de dĂ©liĂ©s, de cƓurs et de trĂšfles Ă  quatre feuilles. Un adolescent transi, pĂ©trifiĂ©, pas fichu d’appeler et encore moins d’envoyer un SMS. Oui, je me bafferais.

On s’était dit « Ă  bientĂŽt j’espĂšre ». C’était pas une formule ni une promesse mais c’était sincĂšre. L’humeur plus lĂ©gĂšre, apaisĂ©e – provisoirement – par un flot inespĂ©rĂ© de pensĂ©es optimistes, je me fais couler un bain et demande Ă  mon galet connectĂ© au wifi de me jouer ma playlist « French Pop 70/80’s » et je chante :

Houuuuuu ! Viens faire un tour sous la plui-ie (ouiiii) 
Les oiseaux vont venir aussi-i (ouiiii) 
On fera le tour de Pariiiiiiiiis 
Sous la pluie


Une belle averse venait de lessiver les trois vĂ©hicules stationnĂ©s sur le parking de l’auberge. Le van bleu et blanc ornĂ© de grosses fleurs hippies, immatriculĂ© dans le Jura, appartenait Ă  Jeanne. Une Harley parisienne, ou pour ĂȘtre prĂ©cis, banlieusarde. Et ma bavaroise nĂ©e en 1985 et dont je potassais Ă  mes heures perdues le livret d’utilisation logĂ© dans la boĂźte Ă  gants. Confortablement assis et ceinturĂ©, je m’aperçois que j’ai oubliĂ© mon tĂ©lĂ©phone dans ma chambre. Comme ces choses-lĂ  sont utiles, je dĂ©cide de retourner Ă  l’auberge. J’ouvre la portiĂšre et me retrouve brusquement nez Ă  nez avec un couple qui ne m’est pas inconnu. Ou plutĂŽt si, j’ignorais que ces deux-lĂ  formaient une paire. Élisa Hell alias June East et Éric Javot alias lui-mĂȘme. L’actrice et le rĂ©alisateur. Les observant distraitement pendant que la conversation dĂ©roule ses prĂ©sentations et nos souvenirs communs, une intuition pour ne pas dire certitude me parcourt. Le cinĂ©aste a trouvĂ© sa muse et s’apprĂȘte Ă  lui Ă©crire de beaux rĂŽles, tant sur le papier que dans la vraie vie. Je devine June Ă  l’affiche du long-mĂ©trage d’une rĂ©alisatrice de premier plan. Mais je choisis de ne rien rĂ©vĂ©ler des images qui me sont apparues. D’une je peux me tromper. De deux, je prĂ©fĂšre laisser ces jeunes gens dĂ©couvrir leur destinĂ©e de façon naturelle.

On se promet de düner ensemble. Ça me ferait plaisir, vraiment.

Ma lubie pour les chansons françaises des annĂ©es 80 n’a pas laissĂ©e la p’tite June-Élisa indiffĂ©rente le mois dernier, je m’amuse alors Ă  leur parler en langage codĂ©, j’invite dans la discussion Corinne Charby et StĂ©phanie de Monaco. Une façon kitsch de rĂ©sumer mon Ă©tĂ© 2020, comme une boule de flipper qui roule avec les oreillers du cƓur en boule. Comme un ouragan, la tempĂȘte en moi, a balayĂ© le passĂ©.



Les histoires d’A.

Capture d’écran du spectacle l’Ultima RĂ©cital avec Marianne James

Je sillonne les routes du Jura au volant de ma vieille et nĂ©anmoins rutilante BM 323i. « Pour les papiers, on verra plus tard, » m’a suggĂ©rĂ© Sylviane. Je ne suis pas ami avec l’Administration française – c’est un doux euphĂ©misme, je me rĂ©serve donc les dĂ©marches auprĂšs des autoritĂ©s compĂ©tentes pour fin septembre. Je suis assurĂ©, c’est dĂ©jĂ  ça. CĂŽtĂ© grigri, j’ai troquĂ© son fer Ă  cheval bleu de Galice qui avait tant fait jaser contre un attrape-rĂȘves. 

Quel rĂȘve je cherche Ă  capturer ce matin ? 

VoilĂ  longtemps que je ne me berce plus d’illusions sur ma vie sentimentale. Il n’empĂȘche. Chaque fois qu’un homme consent Ă  partager avec moi un bout de chemin ou, plus souvent, l’idĂ©e d’un bout de chemin, je me retrouve sur le plateau d’un Tournez ManĂšge[1] version gay oĂč les panneaux mobiles sont remplacĂ©s par des algorithmes d’une application de rencontre et les maĂźtresses de cĂ©rĂ©monie par l’extravagant barman oĂč je donne le premier rendez-vous. Selon l’humeur, je joue le jeu, je m’emballe ou j’envoie promener le mythomane. La vie est trop courte pour tenir la jambe aux imbĂ©ciles. 

Les SMS du barbu aux yeux chocolat m’ont tenu compagnie pendant ce mois d’aoĂ»t Ă  Paris. Beaucoup de « bisous en forme de cƓur, signĂ©, Siegfried ». Beaucoup de « j’aimerais qu’on se revoie », tant de son cĂŽtĂ© que du mien. C’est donc plein d’espoir que je franchis le seuil de la boutique « Aux fleurs Michel », rue Lamartine Ă  Saint-Amour. En admiration devant une gerbe de glaĂŻeuls d’un rouge Ă©clatant, je lis le carton qu’a renseignĂ© la fleuriste : « le glaĂŻeul peut signifier « j’ai le bĂ©guin pour toi. » 

Dans le magasin, tout est dĂ©corĂ© de bolduc, commentĂ© d’émojis. MĂȘme la vendeuse porte une Ă©tiquette – un badge ornĂ© de son prĂ©nom. 

« Je vous en mets combien ? demande Sophie. 
— Tout ce qu’il vous reste. 
 â€” C’est pour offrir ? 
Comme j’opine du chef, elle me demande quel prĂ©nom elle doit Ă©crire au dos de la carte de visite qu’elle va agrafer au bouquet. 
— Siegfried. 
Elle marque un temps. Son regard se fige. 
— Je vais vous l’épeler, ne vous inquiĂ©tez pas, dis-je en riant. 
— Je sais dĂ©jĂ  comment ça s’écrit. »


Sur la route, mon regard oscille entre le paysage verdoyant et le compteur qui Ă©grĂšne les kilomĂštres qui me sĂ©parent de la vĂ©ritable raison de mon retour Ă  l’Auberge : Siegfried, pas loin. Je pouvais poser mes valises Ă  l’auberge sans envahir mon crush de l’étĂ©. Pour empĂȘcher l’angoisse d’assombrir mon humeur bucolique, je tourne le bouton de l’autoradio et chantonne avec les Rita Mitsouko : 

Les histoires d’A 
Les histoires d’amour 
Les histoires d’amour finissent mal 
Les histoires d’amour finissent mal en gĂ©nĂ©ral  

À la sortie de Graveleuse – j’imagine que le nom du lieu-dit tient davantage d’une carriĂšre de gravier que de la grivoiserie de ses premiers habitants –, je m’engage sur le chemin de terre qui mĂšne Ă  la petite maison en bois au pied de la colline. Pas de voiture garĂ©e dans l’allĂ©e, pas d’aboiement du golden retriever pour m’accueillir, aucun tĂ©moin Ă  ma visite inopinĂ©e. Je m’en veux de ne pas l’avoir prĂ©venu et marmonne : 

« Pauv’ nouille ! » 

Déçu, j’envoie malgrĂ© tout un SMS, clin d’Ɠil Ă  son prĂ©nom, personnage d’un spectacle fantasque[2] : « coucou beau barbu, je suis dans la forĂȘt forĂȘt (Ă©cho). » 

Trouver un seau, le remplir d’eau Ă  la cuve adossĂ©e Ă  la maison, y plonger mes vingt-deux glaĂŻeuls puis attendre une rĂ©ponse Ă  mon message, sait-on jamais. Je marque un temps, mon regard se fige. Un seau trĂŽne dĂ©jĂ  sur le paillasson. Dans le seau, un autre bouquet que le mien sur lequel est agrafĂ©e la carte de visite de la boutique Aux Fleurs Michel, je tourne la carte et je lis l’écriture de Sophie, la fleuriste : « Pour Siegfried. » DĂ©pitĂ©, j’ajoute mon offrande au bourreau des cƓurs de Saint-Amour, je n’attends pas de rĂ©ponse Ă  mon SMS, je retourne Ă  l’auberge. 


[1] Ă‰mission culte des annĂ©es 80 oĂč des couples se formaient devant le tĂ©lĂ©spectateur au grĂ© des questions et des commentaires des maĂźtresses de cĂ©rĂ©monie Évelyne Leclercq, Simone Garnier, Fabienne Égal ; rythmĂ©e de sĂ©quences Ă  l’orgue Ă©lectronique par Charlie Oleg 
[2] Spectacle musical crĂ©Ă© en 1992 et jouĂ© presque 1200 fois avec Marianne James dans le rĂŽle de la cantatrice allemande fantasque Ulrika von Glott



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Je ne suis pas sujet aux insomnies. Je suis plutĂŽt marmotte. Quels que soient l’environnement, la qualitĂ© du matelas, le bruit ou les contrariĂ©tĂ©s, je dors. Le sommeil est un bien prĂ©cieux qui ne m’a jamais fait dĂ©faut. Jusqu’à aujourd’hui. Il faut dire que les cafĂ©s avalĂ©s dans la soirĂ©e n’ont pas aidĂ©. Ni ceux de la nuit. Foutu pour foutu, je sirote une Ă©niĂšme dose de cafĂ©ine, le regard oscillant entre les sapins caressĂ©s par un clair de lune intermittent et mon tĂ©lĂ©phone. Je reste sans rĂ©ponse du beau barbu qui m’a fait chavirer au bal du 14 juillet. Je ne comprends pas. Il y a forcĂ©ment une explication plausible et pas trop dĂ©sagrĂ©able Ă  entendre. On ne s’est rien promis, certes. Je ne peux pourtant m’empĂȘcher de songer Ă  la complicitĂ© immĂ©diate qui s’est installĂ©e, Ă  la chaleur de son Ă©treinte, Ă  ses yeux chocolat qui me racontaient un ocĂ©an de possibles quand nous ne parlions pas, Ă  la douce simplicitĂ© de nos Ă©changes quand nous parlions. 6 heures du matin. J’improvise, j’enfile pantalon de jogging, t-shirt blanc fatiguĂ© ornĂ© d’un dindon dĂ©clarant fiĂšrement « My name is Paul. Paul Dindon ! » – offert par Sylviane, toujours dans les bons coups pour les cadeaux personnalisĂ©s –, chaussettes, baskets et descends Ă  la rĂ©ception. Serviette sous le bras, je salue le veilleur qui finit courageusement sa nuit de labeur et me dirige vers le lac. 

L’aube est paisible et l’immense Ă©tendue qui m’avale nu, le bain qui me lave de mes tourments. Je flotte, j’écarte les bras, je fais l’étoile. J’inspire, j’expire. L’eau est glacĂ©e. J’inspire, j’expire.


— Je viens seulement de lire ton message. 48h sans tĂ©lĂ©phone, je t’expliquerai. 
— (Ă©moji monocle sur un Ɠil et moue dubitative) 
— (Ă©mojis voiture, deux chopes de biĂšre qui s’entrechoquent, deux garçons qui se tiennent la main) 
— ? 
— Je passe te chercher Ă  l’auberge Ă  midi (tu es bien Ă  l’auberge ?) et je t’emmĂšne dĂ©jeuner, ok ? 


Les douze coups de midi cognent dans mon cƓur. Pas endimanchĂ© mais presque, je l’attends. Je dĂ©roule la conversation que je nous imagine tenir sur le chemin vers Pollox. C’est un scĂ©nario que ne renierait pas le magazine Nous Deux. Un roman-photos oĂč deux hommes se font la cour, s’expliquent, font mine de se disputer, pour la forme, se rabibochent. Le plus jeune au volant de son Land Rover Defender, fenĂȘtre baissĂ©e, barbe au vent, la main tantĂŽt sur le levier de vitesse tantĂŽt sur le genou du plus ĂągĂ©.

J’en suis lĂ  de mes divagations – merci l’insomnie – quand Siegfried apparaĂźt. La barbe a poussĂ©, l’allure n’a pas changĂ©. Je n’ai pas le temps de penser Ă  comment l’accueillir, lui serrer la main – c’est idiot –, l’enlacer – la pudeur me l’interdit –, qu’il s’approche et pose ses lĂšvres sur les miennes. 

— Viens, je vais te montrer un truc, me dit-il en me prenant par la main. 

Je suis tout chose. 

Dans la voiture, il me dit que je lui ai manquĂ©, que j’aurais dĂ» l’appeler, le prĂ©venir de ma venue, pour qu’il s’organise. Il me remercie pour les fleurs. Je n’ai pourtant pas accompagnĂ© mes glaĂŻeuls de mots doux, je pensais les lui remettre en main propre. Mais les autres fleurs ? Il ne m’a pas servi le « ça n’est pas du tout ce que tu crois, » entendu dans tant et tant de films. C’est une faveur pour un service rendu Ă  une voisine, c’est tout. Il n’en fait pas plus cas. Je retrouve sa simplicitĂ© et ça me plaĂźt. Peu avant l’entrĂ©e dans le village, il ralentit, ouvre ma fenĂȘtre, me dĂ©signe un point dans le paysage. Je n’ai pas vu. Il soupire. Je ne comprends pas. Il fait le tour de la place. Les platanes n’ont pas bougĂ©. Il reprend la sortie de Pollox. L’air perplexe, je demande : 

— Qu’est-ce que tu fabriques ? 

En guise de rĂ©ponse, un sourire taquin assorti d’un clin d’Ɠil. Deux cents mĂštres plus loin, Siegfried stoppe le vĂ©hicule en pleine route. Il me montre un panneau publicitaire plantĂ© latĂ©ralement dans le dĂ©cor de sorte qu’on ne peut le louper ni en entrant ni en sortant de Pollox. Sur l’affiche, un message et des cƓurs sur les i : « In love with Paul Dindon. Siegfried » 

Un torrent d’émotions s’abat sur moi. La joie qu’aucun mot ne peut rĂ©trĂ©cir. L’ivresse des grands sommets. Le grand huit. J’ai chaud, j’ai tellement chaud que je pourrais me consumer sur place. Et soudain, les larmes qui menacent d’embuer mon regard. Sous les yeux attendris de Siegfried, je bredouille un « me too » et fonds dans ses bras. Ce n’est pas un feu d’artifice en plein jour qui accueille nos retrouvailles mais pas loin, des coups de klaxon d’un tracteur qui nous dĂ©passe. Sa conductrice nous fait coucou de la main. Un large sourire Ă©claire son visage. Elle s’écrie : 

« L’amour est dans le prĂ© ! »



Lucette, Huguette et la gendarmette au bal musette

Capture d’Ă©cran du film Certains l’aiment Chaud de Billy Wilder


Le soleil perce timidement pour jeter un rayon dans la chambre en champ de bataille. Il est presque midi quand Siegfried hĂ©site encore entre deux slips blancs. Je le laisse finir de se prĂ©parer et descends nous rĂ©server une table pour dĂ©jeuner. Passant par la rĂ©ception, je lis une pancarte qui annonce « je reviens dans cinq minutes, merci pour votre patience, la Direction. » Je souhaitais interroger Jeanne sur un probable supplĂ©ment pour la deuxiĂšme personne. Je lui en parlerai plus tard. Sur le journal mis Ă  disposition par l’auberge, des miettes de viennoiseries, une empreinte de cafĂ© sur un article qui me laisse perplexe. Encore une agression homophobe qui dĂ©fraie la chronique. Mon cƓur balance entre la satisfaction de voir une pancarte – la dĂ©claration flamboyante, kitsch en diable de Siegfried – gifler symboliquement l’homophobie crasse d’une infime (mais visible, dĂ©complexĂ©e) partie de la population et la honte d’afficher publiquement une histoire d’amour privĂ©e, intime. « Pour vivre heureux, vivons cachĂ©s. » C’est avec cet adage en tĂȘte que j’ai vĂ©cu la plupart de mes histoires sentimentales. J’ai grandi avec l’idĂ©e rĂ©pandue que l’homosexualitĂ© Ă©tait un vice, une tare. Construis-toi une identitĂ© avec ça. Les temps ont changĂ©, les mentalitĂ©s ont Ă©voluĂ©. Mais les cons ne se sont pas Ă©vaporĂ©s, ils volent encore en escadrille, en espadrilles, ai-je l’habitude de plaisanter auprĂšs de mes ex-clients. J’époussette ma lecture comme pour balayer mentalement les considĂ©rations misanthropes qui me saisissent quand je prends la mesure de la haine qui agite le monde. 

— Paul, m’apostrophe Natou, pourquoi cette tĂȘte de six pans de long ? 
— Oh rien qui ne mĂ©rite qu’on s’y attarde. 

Natou, ce petit vent de bonheur qui efface sans qu’elle le sache les tracas des gens qu’elle croise. 

— Tu sais quoi ? Tu devrais ĂȘtre remboursĂ©e par la sĂ©curitĂ© sociale. 

Elle éclate de rire, me tend le menu du jour, virevolte en direction de la cuisine pour mémoriser le nombre de filets de perche ou potées comtoises possibles ce midi.


« Allez ! inscris-nous au ThĂ© dansant ! On va se marrer, avait insistĂ© Siegfried lorsque j’avais Ă©voquĂ© la charmante initiative de mes voisins de chambrĂ©e, Joseph Midaloff et sa moitiĂ©, Julie – investir le salon de l’auberge pour y organiser un aprĂšs-midi « danses de salon ». 

— On n’y va pas pour se moquer. On y va pour danser. 
— Chiche.

Quelle suĂ©e ! Et quelle rigolade ! Nos maĂźtres de cĂ©rĂ©monie Joseph et Julie mettent tout le monde Ă  l’aise. On parle un peu de pluie, de beau temps, de l’atmosphĂšre frisquette, y a plus de saison ma pauv’ Lucette, on chante les louanges de Jeanne l’aubergiste, on Ă©change nos impressions de sĂ©jour et nos partenaires pour le mambo ou la valse musette. Incorrigible, je lance deux ou trois blagues potaches. Je ne sais pas s’ils rient pour me faire plaisir ou parce que je suis drĂŽle. Peu importe. Je lis l’approbation dans le regard de mon barbu et c’est tout ce qui compte. Mon dieu les Ă©tincelles chaque fois que sa main frĂŽle la mienne – on se croirait dans le Gendarme et la Gendarmette, quand Claude Gensac et Louis de FunĂšs s’électrocutent Ă  chaque baiser.

— Pas de chichis pour le cha-cha-cha, s’exclame Joseph pour imposer le tutoiement. 

Mon mĂštre quatre-vingt-sept penchĂ© sur l’énergique mĂštre cinquante cinq et des talons de Hugo, mes yeux bleu clair dans les yeux gris de la jeune femme que j’appelle Huguette – je m’excuse, elle se marre, bon public – on s’efforce tant bien que mal de suivre la musique, d’écouter les conseils de Julie qui corrige nos postures, me fĂ©licite quand je n’écrase pas les pieds de ma partenaire.
Me font rire, Joseph et Siegfried lorsqu’ils dansent le tango. Quand, emportĂ© par je ne sais quelle malice, Siegfried se saisit d’une rose blanche, la glisse entre ses dents et mime un bout de la scĂšne de Certains l’aiment chaud quand Jack Lemmon (DaphnĂ©) et Joe E. Brown (Osgood) se trĂ©moussent sur la piste. D’abord surpris, trĂšs vite joueur, Joseph se laisse guider sous le regard hilare de Julie.
Dans le salon de l’Auberge du Bonheur, le bal insouciant bat son plein. Caroline, Élisa, Hugo, Calliste, Julie, Artus, Éric, Joseph, Siegfried et moi glissons sur les pĂ©tales de la rose qui a Ă©chouĂ© sur le parquet surchauffĂ©. Deux heures gaies se sont dĂ©jĂ  Ă©coulĂ©es. Le cƓur lĂ©ger, je prends la main de mon cavalier et l’emmĂšne loin du brouhaha des conversations qui a remplacĂ© la musique.




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* Je vous invite chaudement Ă  lire l’Ɠuvre chorale L’Auberge des Blogueurs đŸ™‚

* Merci Ă  KozlikaFranck Paul, Pep, PhilippeJonathan, et l’homme de ma vie aka Laurent (pour la plupart des illustrations fantasques et l’inspiration) et tous mes partenaires de jeu.