Un sac plein de douceur(s) calligraphiĂ© par Fanny 




Les billets : 
1. La vieille dame qui dĂ©ambule au Bikini cafĂ© 2. Un cĹ“ur dessinĂ© 3. Quatre inconnus m’ont fait coucou de la main 4. La dame, le style, le beau jour 5. Le clochard, la lavande et le cèpe 6. L’inconnue Ă  la parka framboise 7. Il connaĂ®t un ex-ministre 8. Le SMS Ă  Clarisse 9. Je te les achète 10. La caissière qui toussait sur mes panais 11. Vis ma vie d’hĂ´telier 12. Les ravioles Ă  trottinette sur un air d’orgue de Barbarie 13. Un expresso pour la secrĂ©taire des hĂ´pitals 14. Une chaussette dans la boĂ®te Ă  lettres 15. Une nonnette au miel des petites choses 16. Le portraitiste au cafĂ© de La Motte-Picquet Grenelle 17. L’anniversaire d’Irina 18. Le foulard chamarrĂ© 19. HĂ©lène ou nos poignets droits 20. Allez viens ! 21. La femme au miroir Hello Kitty 22. La carotte de la rue Daguerre 23. La petite endormie 24. Bonjour Marie 25. La fillette et le pitre 26. Rue du Pont-aux-Choux 27. Mon cordonnier est un poète 28. Vivre âgĂ© sans devenir vieux 29. Le client et l’hĂ´telier 30. Une araignĂ©e au plafond de l’hĂ´tel 31. Pourquoi tu m’as fait un cĹ“ur dans l’oreille ? 32. Je suis un imbĂ©cile heureux 33. Des smileys et des cĹ“urs plein les mirettes 34. AmĂ©lia et ses dix bras 35. Je regarde 36. Je suis passĂ© par le parc

 

Ă€ mon père qui m’a appris la noblesse des choses simples.




        

La vieille dame qui déambule au Bikini café

        
    La frange du store bleu pĂ©trole joue Ă  la balançoire avec le petit vent d’est. Sur le balcon, les plants de tomates cerises Solanum lycopersicom semĂ©s il y a trois mois se gorgent du soleil de Marseille. Dans le jasmin, l’araignĂ©e a tissĂ© sa toile et dĂ©jĂ  capturĂ© un moucheron. AffalĂ© dans le canapĂ© en tissu, les doigts de pieds en Ă©ventail, je suis le lĂ©zard qui lĂ©zarde, la fourmi qui fourmille de mots, le songeur qui songe et façonne des billets. S’y croisent AmĂ©lia, Sarah, Rodica, Amandine, Irina et la dame Ă  la caisse qui toussait sur mes panais, rue Daguerre. S’y mĂŞlent les anonymes que mon regard piquĂ© au vif saisit au vol. 

        Hier la dame, la soixante-dizaine. Assise sur la murette qui longe la route oĂą descendent Ă  tombeau ouvert les automobilistes, elle fait des mots flĂ©chĂ©s. Il est treize heure trente-deux, le temps est au beau fixe. Elle rĂ©ajuste sous ses fesses une petite serviette-Ă©ponge orange qui la prĂ©serve des saletĂ©s. Le tohu-bohu ambiant ne l’atteint pas, elle est absorbĂ©e par son activitĂ©. LovĂ© dans son giron, un teckel âgĂ© jette un Ĺ“il curieux sur les humains qui s’invectivent au volant de leur tacot. Discrètement, je dĂ©gaine mon tĂ©lĂ©phone portable pour prendre un clichĂ© de la vieille dame et son chien, de loin. Davantage pour me rappeler les dĂ©tails de la scène que pour la photographie en soi. Par la fenĂŞtre d’une des chambres de l’hĂ´tel qui m’emploie, Awa fait de grands gestes pour happer mon attention. Me voyant fourrager dans mon sac pour en extraire mon tĂ©lĂ©phone, elle veut m’envoyer un clin d’œil par SMS puis choisit plutĂ´t d’agiter la main, d’agrĂ©menter son hou ! hou ! d’un sourire lumineux.

        Aujourd’hui une autre dame, la quatre-vingtaine. Entre le Bikini cafĂ© et le buraliste, elle a posĂ© ses fesses sur l’assise de son dĂ©ambulateur. Oublieuse de ses vingt ans et de la circulation qui embouteille ce dĂ©but de la belle route de la Corniche, elle observe la plage des Catalans oĂą s’ébrouent les joueurs de volley, elle songe ou se dĂ©tache, absorbe le soleil de ce midi, immobile et sereine face aux coups de klaxon des automobilistes pressĂ©s d’atteindre son âge.




        
Un cœur dessiné

        
        Paris.

        C’est un jour particulièrement Ă©prouvant. Seul au front dès potron-minet. Les clients trouvent anormal qu’on ne s’occupe pas d’eux dès le seuil de l’hĂ´tel franchi et le font savoir. Je m’efforce de contenir l’humeur agressive d’une douzaine d’impatients, tandis qu’au bout du tĂ©lĂ©phone, d’autres clients souhaitent eux aussi un accueil exclusif. La gouvernante reste plantĂ©e lĂ , attend que je lui dĂ©livre les consignes du jour. Les dĂ©parts se mĂŞlent aux arrivĂ©es. L’ordinateur rame. Le deuxième ordinateur censĂ© me secourir pĂ©dale dans la semoule. Face Ă  moi, le couple de touristes peine Ă  cacher son irritation. Les doigts de la dame agacĂ©e tambourinent contre le comptoir. Il faut avoir les nerfs d’acier pour ne pas absorber toute cette Ă©nergie nĂ©gative. 
        
        Je capte soudain le regard de la fillette de dix ans fait la file. Elle et ses parents sont Ă  l’hĂ´tel depuis une petite semaine. D’un geste timide, elle me tend une feuille de papier. Un cĹ“ur qu’elle a dessinĂ© et souhaite m’offrir pour la Saint Valentin.

        Mon corps et mon esprit blindĂ© pour affronter le monde adulte et mercantile se fendillent. J’abandonne le comptoir me servant de bouclier, je ne vois plus la douzaine d’impatients, ils attendront le temps qu’il faudra, je reçois le cadeau de l’enfant et l’embrasse comme du bon pain. La fillette repart en trottinant, fiĂ©rote. 

        J’accroche le cĹ“ur vermillon au tableau affichant habituellement les numĂ©ros de chambres auxquelles il faut dĂ©livrer un message. Je reprends le cours de ma journĂ©e, bĂ©at.


 
        Quatre inconnus m’ont fait coucou de la main

        Comme souvent quand je quitte mon amie Amandine, nous prenons chacun le mĂ©tro sur un quai opposĂ©. Elle et moi nous faisons des signes au-dessus des voies. Son train arrive. Telle une gamine de six ans, elle plaque son visage en une grimace joyeuse, espiègle, contre la vitre de sa voiture. Elle se redresse, surprise par ses voisins de rame qu’elle n’avait pas vus. Dans une courte mise en scène, elle me dĂ©signe Ă  ses voisins et ils comprennent notre jeu. Ă€ la gauche de mon amie, je vois deux silhouettes Ă©trangères se pencher, agiter leurs mains et m’adresser un sourire expressif. Des visages franchement chaleureux. Je ris. Puis Ă  la droite de mon amie, un autre couple se penche et m’envoie le mĂŞme bonjour-au-revoir jovial. Puis le train va son chemin. 

        Je reçois un SMS de l’amie qui me raconte son voyage : « Trop forts mes voisins de mĂ©tro, non ? Dès mon entrĂ©e, l’un des deux couples dit : Ça, j’adore ! Je rĂ©ponds : Qui a dit que novembre Ă©tait le mois le plus pourri de l’annĂ©e ? Merci d’avoir cassĂ© un prĂ©jugĂ©. Ils viennent de sortir en nous souhaitant bonne vie ! Â»


 
        La dame, le style, le beau jour

        Un dimanche qu’on annonçait pluvieux, en un mot comme en mille, moche. Sortir de la torpeur du sommeil. S’Ă©brouer avec un cafĂ© noir au bar-tabac en bas de chez moi. Observer la foule glanant babioles et fringues d’occasion au vide grenier de la rue Daguerre. 

        Je me promène bras dessus bras dessous avec Amandine. L’attention happĂ©e par l’achalandage colorĂ©, les vieilles choses, les bibelots dignes d’un cabinet de curiositĂ©s, nous croquons dans une tarte fine achetĂ©e Ă  la boulangère qui me reconnaĂ®t, me dit :« Ă§a fait longtemps qu’on ne vous avait pas vu Â». Longtemps, le temps d’une convalescence en famille pour reposer mon poignet opĂ©rĂ©. 

        La dame qu’on croirait sortie d’un autre siècle. La robe, le sac, les chaussures, la broche – tout en dĂ©gradĂ© lilas et parme. Le chignon banane portĂ© avec style, elle nous gratifie d’un sourire et d’un accent d’un pays de l’Est, dit Ă  mon amie : « Vous allez ĂŞtre gâtĂ©e Â». La dame, le style. Personnage pĂ©tillant du quartier. Nous cheminons. 

        Le chineur arbore ses jouets qu’il vend Ă  petit prix. La marchande offre des bonbons multicolores aux badauds venus poser les yeux sur son Ă©tal.  

        Nous nous accordons une pause au soleil avec un verre de Chardonnay et nous extasions devant la douceur inespĂ©rĂ©e d’un vingt-et-un octobre. 

        La gamine qui a dessinĂ© un tatouage-fleur sur la paume de sa main. Le couple Ă  notre droite qu’on imagine tout frais. Elle et lui se bidonnent Ă  la lecture de Lettres d’Insultes par John-Harvey Marwanny. Puis au dĂ©tour de la rue Boulard, des musiciens Ă©gaient le ronron du vide grenier, des fillettes dansent, une chanteuse Ă©grène avec brio les notes d’un classique de jazz, « A-Tisket A-Tasket Â». Oh le beau dimanche Ă  Paris. Oh le beau jour. 



        Le clochard, la lavande et le cèpe

        
        Une laverie automatique rue Gassendi dans le quatorzième arrondissement Ă  Paris. Des citadins allant au lavoir. Ă‚me en peine jouant sur mon tĂ©lĂ©phone, j’attends. Autre âme en peine, un clochard Ă  la barbe hirsute mais avec de beaux restes, dĂ©barque, pose un sac de courses sur l’une des machines et m’enjoint de lui prĂŞter mon appareil. Il doit absolument passer un coup de fil. « Allez ! Une minute seulement. Je te paie l’appel Â», implore-t-il en fouillant ses poches pour me tendre une poignĂ©e de pièces. Hochant mĂ©caniquement la tĂŞte, je dĂ©cline sa demande. Il rouspète, se retourne vers la dame pliant son drap de lin, essuie le mĂŞme refus. Se munissant de sa cannette de bière comme pour se donner du courage, il sort et aborde un couple de passants, mĂŞme refus. Un ouvrier en bras de chemise, mĂŞme refus.
        
        Je jette un Ĺ“il furtif Ă  son sac de courses. Un pot de lavande en terre arborant quelques fleurs. Un flacon de miel et un cèpe dans un petit sachet blanc.Je sors pour retrouver mon clochard qui accoste tout ce qui bouge au carrefour d’à cĂ´tĂ©. Bredouille, il revient sur ses pas. Je l’aborde. « Donne-moi le numĂ©ro, je l’appelle Â», lui dis-je. Son visage s’illumine. Il me sort un bout de papier tout chiffonnĂ© et me dicte les dix chiffres en dessous desquels figure un mot : cĹ“ur. « AllĂ´ ? J’appelle de la part de Philippe. Il vous attend. Â» 

        Tandis que nous guettons l’arrivĂ©e de l’inconnue, il me confie son ancienne vie. Comment il va cuisiner son cèpe. Comment l’amie que nous avons appelĂ©e va devenir sa femme. 

        Elle le rejoint. Elle me remercie en me secouant Ă©nergiquement la pince. Il lui tend le pot de fleurs. Elle se moque tendrement : « Toi, tu ne sens pas que la lavande Â».



        L’inconnue Ă  la parka framboise


        C’est un temps Ă  ne pas mettre un orteil hors de la couette, il pleut, il vente, il giboule, je descends la rue Émile Richard qui perce le cimetière du Montparnasse pour atteindre le mĂ©tro Raspail. La ligne 6 subit une nouvelle avarie, j’appelle pour signaler mon retard Ă  mes collègues, je me plonge dans un roman pour fuir ce tableau terne. 

        RenfrognĂ© dans mon costume trois pièces, je sens un timide tapotement sur mon Ă©paule droite. Ma voisine s’enquiert de ma lecture. Je ne sais pas rabrouer la curiositĂ© des inconnus. Parfois je subis, mutique, l’intrusion. Plus souvent, je balaie mes craintes et m’offre un instant d’humanitĂ©. Je rĂ©ponds aux questions de la dame. « Combien ça coĂ»te ? dit-elle en dĂ©signant ma liseuse. 

— Cent euros environ. 

— Ça fait Ă  peu près mille dirhams. 

— Vous voulez acheter une tablette ou une liseuse ? Ça, c’est plutĂ´t pour lire des romans. 

— Ma fille travaille bien, j’aimerais lui offrir quelque chose de bien, quelque chose d’utile. 

— Quel âge a votre fille ? 

— Dix-neuf ans. Â» 

        Tandis que le mĂ©tro nous vĂ©hicule sous un Paris morne, la conversation impromptue nous conduit au Maroc dont la dame emmitouflĂ©e dans sa parka framboise Ă©voque les saveurs, les couleurs. « Les gens y sont gentils. Bon… C’est comme partout, Ă  Paris ou au Maroc, y a des voleurs partout. Â» 

        Je sens dans ses propos qu’elle compose avec les clichĂ©s dont sont victimes ses compatriotes. Elle s’excuse d’ailleurs des portes ouvertes qu’elle enfonce. Que j’enfonce avec elle. 

        Comme elle a trouvĂ© un compagnon de voyage plutĂ´t disposĂ© Ă  parler, le temps des quatre arrĂŞts qu’il nous reste Ă  combler, elle me dit qu’elle a voyagĂ©, commencĂ© par changer les draps dans les hĂ´tels, puis s’occuper des petits-dĂ©jeuners, a dĂ©butĂ© tout en bas de l’Ă©chelle avant d’acheter son petit hĂ´tel puis de rejoindre son fils Ă  Boston en AmĂ©rique. Puis elle est revenue Ă  ses premières amours, Paris. 

        Il est temps de nous dire au revoir. Elle me remercie d’avoir papotĂ© avec elle, les gens ne se parlent plus, dit-elle, mais si mais si, je rĂ©ponds. Au revoir, Madame. Au revoir, Monsieur, dit-elle en refermant sa main sur mon bras comme pour me garder encore un peu avec elle. 

        Sur le chemin me conduisant au boulot, sous les giboulĂ©es de mars, je conserve au chaud le sourire ardent de l’inconnue. 



        Il connaĂ®t un ex-ministre


        Un soir de juin, au Théâtre Montparnasse, je laisse traĂ®ner une oreille. 
        
        Un vieux monsieur se vante auprès de la femme qui l’accompagne de connaĂ®tre un ex-ministre. « Je peux te prĂ©senter Ă  Chevènement, si tu veux. 
        
        â€” Pour quoi faire ? Â»



        Le SMS Ă  Clarisse


        Le colza jette un ocĂ©an bouton d’or par la fenĂŞtre du train qui me conduit Ă  Marseille. La grosse dame d’à cĂ´tĂ© dort du sommeil du juste. Son joli petit doigt lui cure l’oreille. Un gars plus loin pose sur moi son regard bovin, dĂ©sapprobateur, car je lui ai demandĂ© de parler Ă  voix basse Ă  ses compagnons de bĂ©taillère, je ne m’entendais pas penser, merci. Mon vis-Ă -vis retire de son cafĂ© une paille au bout fondu. Elle Ă©voque des phĂ©nomènes transfĂ©rentiels et contre transfĂ©rentiels. 

        Mes pensĂ©es picorent çà et lĂ  des miettes de gens et de paysage. J’observe le chemin de terre bordĂ© d’aubĂ©pine qui court Ă  l’horizon. Au bout de ce chemin, une petite maison de pierre tient compagnie Ă  un peuplier esseulĂ©. 

        La voix du barista me tire de ma contemplation. 

        Plus attirĂ© par la perspective d’un shoot de cafĂ©ine que par la blague potache qu’il a souhaitĂ© donner Ă  la cantonade, je me rends Ă  la voiture-bar. Dans la file d’attente, qui envoie un SMS Ă  Clarisse, qui tourne la page et pose ses doigts boudinĂ©s sur Courtney Love, qui tire sur son t-shirt Zidane, qui tue le temps en prenant un selfie. Je saisis mon cafĂ© et regagne ma place. 

        Le paysage a troquĂ© le colza pour les genĂŞts. 

        Dans l’allĂ©e, l’enfant cueille les pièces tombĂ©es du jeu auquel il joue avec son père. Chacun prĂ©pare son arrivĂ©e : qui se farde les paupières, qui chausse ses lunettes de soleil, qui attrape les bĂ©quilles bariolĂ©es de sa petite fille rieuse. « MĂ©diter, manger et mincir ! Â», titre un magazine laissĂ© au prochain passager. En majuscules, et mincir en gras. Mincir, en gras.



        Je te les achète


        Je sors la petite. C’est l’heure du chien, l’instant oĂą l’animal promène l’homme. Ou l’inverse ; tout dĂ©pend quel bout de la laisse on Ă©voque. Il est vingt heures et des poussières dans les rues de Marseille. Elle grogne après le chat qui trĂ´ne devant son immeuble, rue du Berceau. Elle trouve l’inspiration un peu plus loin. Je ramasse son forfait et le jette dans une poubelle au coin de la rue. Sur le perron du bar PMU, ça picole, ça papote, ça prend l’air devenu respirable. La chienne et moi croisons le chemin d’un passant qui promène sa bière. Il me parle. Je ne vois pas bien oĂą il veut en venir. « Il a fait caca ? interroge-t-il en dĂ©signant la petite. 

        â€” Euh. Oui, oui. 

        â€” OĂą çà ? poursuit-il. 

        â€” Dans la rue. Mais je ramasse Â», je prĂ©cise comme pour me prĂ©munir d’une critique Ă  l’alcool mauvais. 

        Volubile, il me parle du quartier, des trottoirs sales, de sa mère d’origine italienne. « Je te les achète Â», dit-il. Je rĂ©ponds qu’elle n’est pas Ă  vendre et que, d’ailleurs, ça n’est pas ma chienne. Il insiste : « je t’achète ses cacas Â». InterloquĂ©, je me dis qu’ils sont nombreux dans sa tĂŞte. Je nĂ©gocie le virage et me dĂ©barrasse habilement du passant pas net. 

        Retournant Ă  l’appartement, je dis Ă  la petite : « Tu te rends compte, ton caca vaut des sous ! Â» 



        La caissière qui toussait sur mes panais


        Paris. 

        Je jette un Ĺ“il torve Ă  la caissière qui tousse sur mes courses qu’elle scanne pĂ©niblement entre deux quintes de toux. Elle ferraille avec le code-barres du concombre bio qui refuse de biper. Elle s’y reprend Ă  dix fois mais ne lâche pas l’affaire. Elle tousse encore, poumons offerts au chaland. Elle soupire un « qu’est-ce que c’est que ça Â» quand arrivent les panais. « Des panais, lui dis-je. 

        â€” Des panais, renchĂ©rit sa collègue. Â» 

        Le tapis roulant a terminĂ© de lui jeter mes achats dans les mains. « Vous payez en carte ? Mais bon, vous n’êtes pas obligĂ© hein Â», dit-elle, un sourire fatiguĂ© mais sincère aux lèvres. 

        Elle n’a peut-ĂŞtre pas perçu mon regard inamical du dĂ©but mais elle a senti ma contrariĂ©tĂ© Ă  la voir partager ses miasmes. « Excusez-moi, je tousse, lâche-t-elle, penaude. 

        â€” Vous vous soignez, j’espère.  
        
        â€” Oui, je vais acheter du Sterimer, on m’a dit que c’était bien. 

        â€” Prenez Actisoufre. Vous voulez que je vous le note ? 

        â€” C’est quoi ? 

        â€” Vous le pulvĂ©risez dans la gorge et dans le nez. 

        Les clients roulent des yeux agacĂ©s mais nous Ă©pargnent leur impatience. 

        â€” Vous ĂŞtes mĂ©decin ? 

        â€” Non, dis-je en gloussant. Prenez aussi du thym, des tisanes au thym. 

        â€” Ah… soupire-t-elle, des recettes de grand-mère. Avec du citron et du miel ? 

        â€” Oui, parfait. Â» 

        Elle me regarde avec un sourire bienheureux, comme si j’étais le seul humain Ă  lui avoir parlĂ© de la journĂ©e. Je lui dis au revoir et lui souhaite bon courage. La prochaine fois, je choisirai sa caisse, si elle travaille, et lui souhaiterai une bonne annĂ©e, et la santĂ© surtout. 



        Vis ma vie d’hĂ´telier


        Je m’efforce de trouver du positif dans une semaine compliquĂ©e. 

        Au boulot. 

        Rattraper les erreurs de collègues tire-au-flanc, embarquĂ©s avec moi sur ce gros porteur d’une chaĂ®ne hĂ´telière singapourienne. Ils dĂ©butent un peu dans l’hĂ´tellerie ou n’ont pas le rĂ©pondant pour assumer le flot continu de clients, de requĂŞtes, d’insatisfaits, pour moucher avec tact les mauvais coucheurs, faire mine de donner le choix sans vĂ©ritablement donner le choix. 

        Essuyer les insultes d’un habituĂ© parce qu’il n’a pas ce qu’il veut quand il le veut. Garder le sourire, malgrĂ© tout. Appeler la gouvernante pour un objet perdu. Pour un monsieur qui a vomi dans sa chambre et souhaite qu’on nettoie l’accident. Appeler un taxi pour conduire quelqu’un aux urgences. S’excuser pour l’attente au tĂ©lĂ©phone, pour l’attente au comptoir, pour l’attente parce que les ordinateurs rament, les logiciels plantent, les chambres ne sont pas prĂŞtes en temps et en heure. Dire non, nous ne rembourserons pas la dame – elle ne pourra pas honorer sa rĂ©servation, me rĂ©torque-t-on au bout de la ligne, car elle va en prison. 

        Refuser poliment d’aider un client Ă  confirmer son vol de retour sur l’ordinateur parce que je n’ai pas le temps. Ne pas lui dire qu’on est clairement en sous-effectif. Lui dire : « je suis certain que votre Ă©pouse sait naviguer sur Internet, elle Â». DĂ©sespĂ©rer de ne pouvoir assurer un service dĂ©cent, correct, normal. Aider, au bout du compte, cet homme muni d’une canne, Ă  surfer sur la Toile, mais sur un autre poste, car celui du rez-de-chaussĂ©e a rendu l’âme. Prendre l’ascenseur avec ce monsieur. Rester coincĂ© dans l’ascenseur qui hĂ©site entre premier Ă©tage et rez-de-chaussĂ©e, avec les sursauts tant redoutĂ©s. Rassurer l’homme Ă  la canne. « Facile Ă  dire Â», rĂ©plique-t-il, flegmatique. Nouveaux sursauts. Appuyer sur la sonnette. Personne. Appuyer de nouveau. Message automatique : « votre demande a Ă©tĂ© prise en compte Â». Deux interminables minutes s’Ă©coulent et l’ascenseur se rĂ©sout Ă  nous cracher au quatrième Ă©tage. Demander au client de garder l’ascenseur ouvert, avec sa canne, le temps pour moi d’aller chercher un technicien pour mettre la machinerie hors-service. 

        Entendre soudain l’alarme incendie gĂ©nĂ©rale — pour une autre raison — qui hurle dans tout l’établissement. Se faire sonner les cloches par la cliente qui n’a pas eu sa bouteille d’eau. Écarter gentiment la dame Ă  l’aide d’un « Madame, nous avons une urgence. Â» 

        Je m’efforce de trouver du positif dans cette semaine. Je suis vivant, en bonne santĂ©, j’ai un boulot, il fait beau, je rentre Ă  vĂ©lo. Mon mec Ă  moi, il me chante des chansons. 



        Les ravioles Ă  trottinette sur un air d’orgue de Barbarie


        Ă€ la Maison de la Pâte rue Daguerre, les ravioles enfarinĂ©es contemplent la file de clients. La baguette droite comme un i s’est vue grignoter le quignon par un couple endimanchĂ©. DĂ©passant du sac Ă  dos du badaud, la botte de poireaux prend l’air de midi trente. La trottinette verte emporte la fillette aux collants mauves ornĂ©s de papillons. Une jeune femme se dandine une banane Ă  la main. Tirant sur sa laisse bleue, le bouledogue français promène son maĂ®tre. Et les dames Ă  l’orgue de Barbarie chantent La Ballade des Gens heureux.



        Un expresso pour la secrĂ©taire des hĂ´pitals


        Bordeaux. 

        Au dĂ©tour d’un dĂ©dale de couloirs dĂ©lavĂ©s par la souffrance, au cinquième Ă©tage, loin de la foule de patients ou de familles inquiètes, au-delĂ  de portes battantes et d’une ligne bleue « zone de confidentialitĂ© Â», une flopĂ©e de chaises inoccupĂ©es. Personne. Je m’assure de trouver une secrĂ©taire disponible. Je ne veux pas de la photocopieuse Ă©culĂ©e du rez-de-chaussĂ©e. Je cherche un ĂŞtre humain. Je toque Ă  la porte d’un des innombrables secrĂ©tariats semĂ©s sur les vingt-sept hectares de « surface de plancher actif Â» de l’HĂ´pital Pellegrin surnommĂ© le Tripode. « Oh, vous m’avez fait peur ! 

        â€” Bonjour Madame. Auriez-vous la gentillesse de faire une photocopie de la carte de la mutuelle de mon papa ? Â» 

        Elle n’évoque ni sa probable indisponibilitĂ©, ni ma requĂŞte infondĂ©e (il y a des machines pour ça). Elle se saisit du document, le copie, vĂ©rifie la qualitĂ© de la copie qu’elle me tend avec un sourire. Et comme j’allais me chercher un expresso Ă  la cafĂ©tĂ©ria, je lui propose de lui en livrer un. Pour la remercier de sa gentillesse. D’une photocopie, simple comme bonjour. Gratuite. Et remise avec entrain. 

        Une fois muni de mes deux tasses de cafĂ© fumant, je m’élance dans un des six ascenseurs desservant les treize Ă©tages du Tripode. Ă€ mes cĂ´tĂ©s, une dame dit Ă  sa sĹ“ur ou sa cousine que sais-je : « On est tous nĂ©s dans les hĂ´pitals, on mourira tous dans les hĂ´pitals. Â»



        Une chaussette dans la boĂ®te Ă  lettres


        La scène se dĂ©roule Ă  la laverie automatique d’Ă  cĂ´tĂ©. Attendant le terme d’un lavage ou d’un sĂ©chage, j’ai maintes fois contemplĂ© les habitants du quartier, les passants. J’ai aperçu Rodica, Sabine AzĂ©ma ou Agnès Varda. J’ai parlĂ© avec un clochard qui y cherchait l’âme sĹ“ur. Aujourd’hui je ne suis d’humeur ni causante ni patiente. Je suis tĂŞte en l’air, ce qui n’arrange pas mes affaires. Le temps que dure ma lessive, je le consacre Ă  faire un deuxième saut au bureau de poste oĂą j’ai oubliĂ© ma carte bancaire. Ă€ toquer chez ma gardienne afin qu’elle me permette de dĂ©poser mes emplettes chez moi — elle a le double de mes clĂ©s — car j’ai claquĂ© la porte sans me saisir de mon trousseau.

        Je marmonne dans ma barbe, je me traite d’andouille, de cloche Ă  fromage. 

        Ă€ peine franchi le seuil de la laverie, je trouve mon linge dans une panière. Une jeune femme penaude bredouille : « Je… Les machines Ă©taient pleines. La vĂ´tre Ă©tait terminĂ©e. J’ai vidĂ© votre… 
        
        â€” J’imagine que vous alliez m’attendre pour me l’expliquer. 

        â€” … 
        
        â€” Vous n’alliez pas partir en laissant mon linge seul dans la panière… 

        â€” Non non non. Â» 

        Je la remercie mollement et je prends congĂ©, mon linge dans un sac, sous le bras. 

        De retour chez moi, je constate qu’une chaussette manque Ă  l’appel. TiraillĂ© entre « Ă  quoi bon aller rĂ©cupĂ©rer la fugitive Ă  deux pâtĂ©s d’immeubles Â» et « j’y retourne pour le principe Â», je soupire puis j’y retourne. 

        La jeune femme est encore lĂ  et me reconnaĂ®t. Nous scrutons la machine numĂ©ro 8 qui tourbillonne dĂ©jĂ  avec son linge et ma chaussette. « Il me manque une chaussette. 
        
        â€” … 

        â€” Que fait-on ? 

        â€” … 

        â€” Je ne vais pas attendre la fin de votre cycle. Je vous donne mon adresse, le code de l’immeuble et vous glissez la chaussette dans ma boĂ®te Ă  lettres. Â»



        Une nonnette au miel des petites choses


        Seize heure cinquante-huit. 
        
        HarassĂ© par une longue journĂ©e de travail occupĂ©e Ă  satisfaire la clientèle de l’hĂ´tel oĂą j’échange du temps et des sourires figĂ©s contre de l’argent, l’estomac asticotĂ© par une petite faim, je grignote une nonnette au miel et Ă  l’orange. J’imite les plantes perchĂ©es sur mon rebord de fenĂŞtre parisien, j’absorbe le soleil en quantitĂ©, ferme les yeux et m’abĂ®me dans mes pensĂ©es. Je songe Ă  l’appel de ma mère effondrĂ©e, il y a un an jour pour jour, qui m’annonce au tĂ©lĂ©phone la mort de mon père. Je songe Ă  la vie qui poursuit son cours, aux premières tomates du jardin qui n’auront pas Ă©tĂ© semĂ©es, cultivĂ©es, arrosĂ©es, bichonnĂ©es par mon père mais qui porteront son souvenir. Comme les petites choses qu’il m’a appris Ă  saisir et chĂ©rir. Je songe Ă  la chance que j’ai d’être vivant, d’aimer et d’être aimĂ© en retour, de cueillir et assembler les mots qui racontent mes histoires, de dire oui, merci, non ou merde. Je songe Ă  l’absurditĂ© de ce monde qui mĂŞle indistinctement tragĂ©die et vanitĂ©, politique et PokĂ©mon, barbarie et tendresse. Je songe Ă  ma trottinette qui n’a pas beaucoup voyagĂ© cette annĂ©e. Je songe Ă  la petite fille qui s’est assise dans le mĂ©tro tout Ă  l’heure, Ă  la dame, inconnue, qui lui a laissĂ© sa place, Ă  la Tour Eiffel sur laquelle l’une et l’autre ont jetĂ© des yeux Ă©carquillĂ©s. Je songe au geste hĂ©sitant de la fillette qui a ouvert la pochette de son sac Ă  main pour extraire un bonbon papillote et l’offrir Ă  la dame pour la remercier. Je songe aux petites choses dont je fais mon miel chaque jour et qui me disent distraitement que la vie vaut d’être vĂ©cue.



        Le portraitiste au cafĂ© de La Motte-Picquet Grenelle 


        C’est un ciel de nuages moutonnant qui Ă©claire la scène Ă  la mi-aoĂ»t en terrasse d’une brasserie parisienne. La jeune femme blonde a posĂ© ses valises le temps d’un cafĂ©. Elle offre sans le savoir sa prĂ©sence Ă  l’humeur croqueuse d’un inconnu. Il s’applique Ă  dessiner l’instant, trace des traits fugaces qu’il estompe et agrĂ©mente de couleurs. Il se lève pour remettre en mains propres le portrait impromptu. Elle le remercie d’un sourire lumineux, contemple son cadeau puis s’en va, traĂ®nant ses valises dans son sillage. 

        Un peu plus loin, c’est un couple qui s’assied pour dĂ©jeuner. Le compagnon de la femme brune tapote distraitement sur son tĂ©lĂ©phone portable pendant qu’elle consulte le menu. Notre portraitiste noircit une nouvelle feuille, y dessine lunettes, cils frisottants, chignon et bouche songeuse. Une fois l’ébauche du modèle involontaire achevĂ©e, l’homme se lève et tend Ă  la femme son Ĺ“uvre. Et je m’amuse de l’air perplexe de l’homme que j’imagine jaloux qu’un Ă©tranger ait pu lui dĂ©rober quelques minutes sa compagne.



        L’anniversaire d’Irina


        L’homme me parle en russe. Je ne comprends rien. J’appelle Google Trad Ă  la rescousse et bricole, sous son regard approbateur, quelques phrases pour souhaiter Ă  sa femme un joyeux anniversaire. 

        Un plateau en mains, je frappe Ă  la porte de leur chambre. L’homme ouvre, appelle son Ă©pouse, m’invite Ă  entrer. Elle est aux anges. Ils ont dĂ©jĂ  un verre Ă  la main et me proposent de finir avec eux la bouteille de liqueur moldave dix ans d’âge. Ils me tendent une chaise. J’hĂ©site, je songe Ă  la rĂ©ception confiĂ©e Ă  mon binĂ´me, il saura tenir la maison le temps de ma courte absence. Nous parlons chacun notre langue. Nous mimons, surtout. Pour les soixante ans d’Irina, Vaeceslaw lui a offert un sĂ©jour Ă  Paris, une soirĂ©e au Moulin Rouge, une chambre avec vue sur la Tour Eiffel. Nous entrechoquons nos verres. Joyeux anniversaire ! SantĂ© ! Je n’ose pas dire non lorsqu’ils me versent une coupe d’une liqueur de chez eux qu’ils m’invitent Ă  dĂ©guster. 

        Avant de prendre congĂ©, je pose pour la photo au bras d’Irina, le regard rieur. Nous Ă©changeons des bribes de russe qu’ils m’apprennent mĂ©langĂ©es au français que je leur offre en Ă©change, des poignĂ©es de mains chaleureuses. 

        Il est quinze heures, je retourne bosser un peu pompette.



        Le foulard chamarrĂ©


        Un foulard chamarrĂ© sur le front burinĂ© par les ans, une chaussette remontĂ©e, l’autre pas, le regard qui s’accroche au mien. Minuit longtemps passĂ©. Il fait un froid de gueux. Ses mains commentent ses paroles. Je parle avec une vieille dame dans le mĂ©tro. Je ne comprends pas grand-chose Ă  ce qu’elle me raconte mais elle me raconte un monde de gens, de sentiments, de couleurs. Elle y met du cĹ“ur. Je n’y comprends toujours rien. Mais elle est contente. Et moi aussi.



        HĂ©lène ou nos poignets droits


        Bureau des admissions Ă  la clinique ce jeudi. « Personne suivante ! Â» 

        La dame Ă  la robe tunique revival vert amande m’invite Ă  m’asseoir. Je dĂ©cline mon identitĂ©. « Quel est votre chirurgien ? Â» Je lui rĂ©ponds. Elle Ă©met un « oh » mi-admiratif mi-empathique et continue : « Elle est bien. Elle est très bien. Elle est très très bien. Â» 

        La secrĂ©taire est avenante, douce et me parle de sa voix fluette. Quand je lui signale que je me fais opĂ©rer du poignet droit, elle lève le nez de son clavier d’ordinateur, darde sur moi ses yeux cerclĂ©s de grosses lunettes et me tend son poignet droit. Elle aussi s’est fait opĂ©rer. Fracture croisĂ©e du radius. Les deux broches dont on l’a affublĂ©e ont laissĂ© une cicatrice encore visible cinq ans après. « Je suis tombĂ©e du premier Ă©tage. Je faisais mon mĂ©nage. Â» 

        Nous terminons l’admission administrative, elle m’explique deux ou trois choses sur ma chambre, mon dossier et mes quatre jours d’hospitalisation, me reconduit vers la salle d’attente. Souhaitant mettre un nom sur un visage ami dans cet espace inconnu, je lui demande son prĂ©nom. Son visage s’éclaire soudain. « HĂ©lène. Je m’appelle HĂ©lène. » 

        Depuis mon fauteuil en salle d’attente, je la distingue qui, s’occupant d’autres patients, jette des coups d’œil discrets vers le gars qui lui a demandĂ© son prĂ©nom, l’a tirĂ©e de sa torpeur, a tentĂ© de la sĂ©duire, peut-ĂŞtre. Après tout, qui sait ce qu’elle pense.



        Allez viens !


        C’est un jour oĂą la cliente demande Ă  son amie sur le perron du bar-tabac de la rue Daguerre, « Nadiaaaa tu es de quel signe ? Â» Un jour pour improviser un dĂ©jeuner. Ce sera un croque-madame arrosĂ© d’un verre de Tariquet. Une passante dit au vieux monsieur au pigeon, « C’est un samedi oĂą il fait bon ĂŞtre en retard pour tout, n’est-ce pas ? Â» Le vieux monsieur raconte Ă  ses voisins de tablĂ©e l’histoire du volatile qu’il promène au bout d’une cage. Le couple Ă  ses cĂ´tĂ©s le prend en photo lorsqu’il arrime la cage au guidon de son vĂ©lo. C’est un jour oĂą il fait doux prendre un cafĂ© au coin de chez soi. Respirer la nonchalance du quartier un samedi après-midi de mars. OĂą je croise Rodica von Buta qui disait de son accent chantant un peu de Roumanie, « Allez viens ! Â» dans une carte de vĹ“ux vidĂ©o circulant sur le web, oĂą je manque lui parler alors qu’elle grimpe dans un taxi après avoir pris congĂ© de son voisin. OĂą l’apprentie conductrice rĂ©ussit son crĂ©neau du premier coup, fière comme Artaban. OĂą la vendeuse de « Madame de Â» campĂ©e sur le seuil de sa boutique fume la cigarette de seize heures quarante-sept. La bouquinerie d’à cĂ´tĂ© pare sa vitrine de tulipes en papier, de coccinelles en chocolat. Les caisses en bois peint sur le trottoir offrent au chaland Enid Blyton et son Oui-oui et la Girafe rose. Un petit vent agite les fleurs du pissenlit Ă©clos rue Daguerre. Allez viens ! Ouiiiii viens, on est bien !



        La femme au miroir Hello Kitty


        Quand je m’ennuie dans le train, j’observe le spectacle de mes compagnons de voyage. 

        Un haut noir, col V offrant au regard la naissance de ses seins, une bretelle de soutien-gorge fuchsia et une constellation de grains de beautĂ©. Elle chewing-gomme. D’un geste mĂ©ticuleux armĂ© d’une pince, elle s’épile les sourcils. Schlak. Rictus de douleur. Schlak. Nouveau rictus. La sĂ©ance achevĂ©e, elle se saisit d’un rouleau adhĂ©sif anti-bouloches et le fait rouler sur son haut noir, chassant les sourcils Ă©chappĂ©s de leur arcade. Elle troque son miroir ordinaire pour un miroir de poche Hello Kitty incrustĂ© de brillants et se maquille. Le fond de teint masque les impuretĂ©s de la peau, la poudre vole sur le haut qu’elle n’oublie pas d’épousseter, le mascara arque ses cils, un crayon rose bonbon dessine ses lèvres. IndiffĂ©rente Ă  ma fascination, elle parachève le tableau d’un pschitt, Ă©chantillon de parfum Chanel qui dĂ©gouline sur son cou. 

        Musique dans les oreilles, elle joue Ă  Candy Crush sur son iPad. 

        Je brĂ»le d’envie de me couper les ongles de pieds Ă  la barbe Ă©pilĂ©e de ma voisine de TGV. 



        La carotte de la rue Daguerre


        Aussi frais qu’une courgette Ă©vanouie dans le bac Ă  lĂ©gumes du rĂ©frigĂ©rateur en panne, je pars en quĂŞte du croissant qui Ă©pongera les quatre expressos avalĂ©s Ă  jeun. Ă€ peine ai-je tournĂ© dans la rue Daguerre qu’une femme un tantinet avinĂ©e mais joviale m’aborde et s’exclame : « AH AH ! J’ai trouvĂ© la carotte ! Â» 

        Puis elle reprend sa route sans demander son reste. J’ai compris qu’elle cherchait le bureau de tabac Ă  un pâtĂ© d’immeubles, mais j’ai ri. Et ma journĂ©e a dĂ©marrĂ© de joyeuse façon.



        La petite endormie 


        Dans le mĂ©tro me berçant jusque chez moi, minuit passĂ©, la dame au manteau grenat, Ă  la robe Ă  grosses fleurs, veille sur sa petite. TĂŞte penchĂ©e, elle tient dans son giron sa fillette endormie. Son sac Ă  main pend fatiguĂ© Ă  son coude. Cheveux blond vĂ©nitien tirĂ©s en arrière, de petites boucles d’oreilles bleu turquoise, le visage envahi par la torpeur, dans une main une baguette et sur les Ă©paules tout le poids du monde. Le chauffeur de la rame du mĂ©tro donne un Ă -coup. Elle ouvre les yeux, se tourne vers moi et m’adresse un sourire empli de lumière.



        Bonjour Marie


        Si Paris n’était pas Paris, nous n’aurions ni jambon ni champignon de Paris, ni « les p’tites femmes, les p’tites femmes Â», ni la Commune ni Doisneau ni Eugène Atget. Nous n’aurions pas Mickey Ă  Marne-la-VallĂ©e et Rayponce ne tricoterait ses cheveux qu’Ă  Orlando, Floride, USA. Apple ne se pavanerait ni au Louvre ni Ă  OpĂ©ra. Ni taxi chafouin, ni serveur rogue causant anglais avec un accent Ă  couper au couteau. Nous ne croiserions pas tous ces accordĂ©onistes de pacotille qui assassinent les chansons de Piaf ou de Trenet. 

        Nous n’aurions pas le loisir de fricoter avec le touriste amĂ©ricain, russe, saoudien ou chinois, de bercer leur sommeil dans les soixante-seize mille chambres d’hĂ´tel que compte la capitale. Si Paris n’était pas Paris, je n’aurais pas eu le loisir de poster pour un client la carte qui suit : 

        Â« Bonjour Marie, je suis Ă  Paris avec Raymond. Nous regardons passer les gens près de la Tour Eiffel et nous buvons un de ces vrais cafĂ©s français, dans une petite tasse, parce que ça donne l’impression d’avoir de grandes mains. Raymond porte des rayures comme un autochtone. Je suis Ă  court d’espace mais au moins j’ai dit le plus important. J’espère que tu aimes les ours en peluche qui ornent cette carte… Â» 
 
        Pour ma part, je bois mon cafĂ© dans de grandes tasses, je porte des chemises Ă  carreaux parce que je suis soucieux de porter haut les couleurs des bĂ»cherons parisiens. Casquette de titi parigot vissĂ©e sur le crâne et barbe au vent, je rattrape mon bus Ă  trottinette. Je photographie les pissenlits Ă©pargnĂ©s par les dĂ©jections canines le long du Canal Saint-Martin. La baguette croustillante sous le bras, j’écoute la pluie qui tombe dru et je parle Ă  mes pensĂ©es qui tardent Ă  fleurir. Je leur rĂ©cite des poèmes de PrĂ©vert.  
        J’imagine parfois que les couples « se bĂ©cotant sur les bancs publics bancs publics Â» ou enlacĂ©s, adossĂ©s Ă  la rampe d’escalier de la rue Chappe menant Ă  Montmartre ou encore ceux qui flânent main dans la main, sur le Pont des Arts, sont de simples figurants payĂ©s par l’Office du Tourisme pour entretenir l’image sirupeuse et romantique de Paris.



        La fillette et le pitre


        Amandine et moi nous sĂ©parons en une Ă©treinte, un au revoir. Nous rejoignons chacun notre quai de mĂ©tro. Ligne 13, direction Asnières-Genevilliers pour elle, Châtillon-Montrouge pour moi. Nous meublons l’attente en mime. J’illustre en gestes la scène suivante : je prends une douche, je dĂ©bouche une bouteille de jaja, je me verse un verre de vin, je soupire d’aise. Elle mime la fille de bonne famille ou la punkette. Une fillette se prĂŞte au jeu et s’ensuit une saynète. L’amie lève la jambe, la fillette lève la jambe, l’amie fait des pointes, la petite fille Ă©clate de rire et fait des pointes. ExcitĂ©e comme une puce, elle ne lâche plus mon amie. La maman finit par se lasser de sa gamine qui fait des pitreries avec une inconnue. Amandine ne voit pas le monsieur Ă  sa droite derrière elle qui ne se dĂ©partira pas une seconde d’un sourire Ă©clatant, bĂ©at.



        Rue du Pont-aux-Choux


        Dans mes pĂ©rĂ©grinations parisiennes, j’imagine que j’habite ici ou lĂ . Ă€ l’angle de la rue du Pont-aux-Choux et du boulevard des Filles-du-Calvaire. Ce grand appartement haussmannien dont je dĂ©valerais les couloirs en pas chassĂ©. Ce studio sous les toits, rue des Mauvais-Garçons, oĂą je convierais des filles de joie. Passage-d’Enfer ou impasse des Deux-Anges, selon l’envie. BlasphĂ©mer rue Dieu. Et frĂ©quenter l’hĂ´tel de passe, rue de la FidĂ©litĂ©. 

        Paris fourmille de noms de rues Ă  coucher sous les ponts et Ă  chatouiller la rĂŞverie. Entre la rue de la Petite-Truanderie et son aĂ®nĂ©e, de la Grande-Truanderie, il n’y a qu’un coin d’immeuble oĂą le petit larcin fricote avec la grande criminalitĂ©. Pour noyer ses turpitudes Fontaine-des-Innocents Ă  un pâtĂ© de maisons. 

        Mon humeur bucolique m’installerait plutĂ´t rue Papillon, du Soleil, de l’Hirondelle, des Quatre-Vents ou Quai-aux-Fleurs, que de l’Arbre-Sec. Et quand il s’agit d’épeler son adresse, il est plus facile d’habiter rue de la Chaise ou de l’Échelle que le square Cardinal-Wysynski.



        Mon cordonnier est un poète


        Ce sont ces petites choses qui me font aimer le quotidien. Un cordonnier aimable dans une boutique aux allures de capharnaĂĽm, rue Daguerre. Cafardnaom, comme je l’ai vu orthographiĂ© sur la Toile — la rĂ©dactrice souffrait peut-ĂŞtre de phobie Ă  l’Ă©gard des insectes grouillant, phonĂ©tiquement du moins, dans la graphie du mot. 

        Revenons au commerçant qui, me gratifiant d’un sourire, me dit bonjour. Et m’explique que oui oui c’est possible, qu’il peut faire ceci. Ou bien cela. Qu’il m’en coĂ»tera tant. Et ce sera prĂŞt dans. Me tend le bout de carton qui fait foi. Salutations. 

        Dans la rue, la lecture du petit carton m’émerveille : « PassĂ© trois mois, la maison ne rĂ©pond plus de vos chaussures. Promis pour… Â» Et le clou, le pompon, la framboise sur le baba au rhum : « Gardez ce talon pour reprendre vos chaussures. Â» 

        Mon cordonnier est un poète.



        Vivre âgĂ© sans devenir vieux


        Mi-ombre mi-soleil, un bras sur l’accoudoir d’une chaise en fer, elle lit Vivre âgĂ© sans devenir vieux et noircit de notes une fiche Bristol qui tient aussi lieu de marque-pages. Ă€ cĂ´tĂ©, on enfourche un cheval de manège, on crie « attrape-moi Â», on cueille une brindille pour rĂ©parer son nid, on offre ses corolles au papillon, on crisse sous le pas caoutchouteux du promeneur, on allonge le bras pour entrechoquer les boules, on pose sur la pelouse des orteils au vernis dĂ©fraĂ®chi, on plonge la main dans un paquet de chips, on cancane, on emprunte Ă  son voisin un fauteuil, une clope, on s’égosille sur sa marmaille, on agite ses feuilles au vent. C’est dimanche, il est seize heures vingt-deux au Jardin du Luxembourg.



        Le client et l’hĂ´telier


        Allison, client venu d’un État proche de l’Ohio, en AmĂ©rique, passe Ă  la rĂ©ception et confie : « Je vais au restaurant demain. C’est mon anniversaire ». 

        C’est un jour de fĂŞte qu’il cĂ©lĂ©brerait seul. 

        Il part vivre sa journĂ©e de badaud ravi de visiter le MusĂ©e d’Orsay qu’il n’avait vu que sous sa forme dĂ©saffectĂ©e, trente et quelques annĂ©es plus tĂ´t. Un voyage Ă  Paris, une quĂŞte personnelle et sentimentale qu’il me raconterait le lendemain. 

        Calme plat en fin de journĂ©e. Il s’assied et partage un brin de discussion. Il m’interroge sur mon job. Causant de pluie et de beau temps, il s’aventure finalement Ă  me demander : « ĂŠtes-vous gay ? 

        J’esquisse un sourire qui rĂ©pond Ă  sa question. Il poursuit : 

        â€” Parce que je suis gay. 
        
        â€” Je sais. Vous portiez hier un polo ornĂ© du blason d’une association homo. C’était inscrit, lui dis-je, moqueur. 

        Un silence. Puis il se lance : 

        â€” Vous accepteriez de vous joindre Ă  moi demain soir, au restaurant que vous m’avez recommandĂ© ? 

        SpontanĂ©ment, je rĂ©ponds : 

        â€” Oui. Â» 

        Il sourit. 

        
        Le lendemain. 

         VĂŞtu d’une chemise Ă  carreaux achetĂ©e spĂ©cialement pour le dĂ®ner, me confiera-t-il plus tard, il m’attend attablĂ©, un verre de Chardonnay Ă  la main. J’ôte mon masque d’hĂ´telier et me lance dans ce tĂŞte-Ă -tĂŞte improvisĂ©. Rencontre entre deux personnes. Deux inconnus qui se racontent. Allison a enchaĂ®nĂ© les Ă©checs scolaires, rongĂ© par une dĂ©pression qu’il parviendra finalement Ă  rĂ©duire au silence. « Aujourd’hui je suis heureux, Â» dit-il. « Mes parents Ă©taient des gens bien, gĂ©nĂ©reux, aimants. Â» Qui l’ont envoyĂ© en 1964 Ă©tudier Ă  la Sorbonne. Un sĂ©jour parisien qu’il Ă©courtera mais qui le marquera Ă  vie. Il contemplait alors Orsay, la bâtisse mĂ©tamorphosĂ©e en musĂ©e. Les deux gigantesques horloges dĂ©traquĂ©es l’observaient de leurs yeux vides, l’interrogeaient sur sa destinĂ©e. Aujourd’hui, il parvient enfin Ă  traverser le miroir, Ă  se tenir derrière ses immenses yeux, deux horloges surplombant la Seine et offrant une vue sur tout Paris. 

        Il me raconte son engagement dans l’armĂ©e de l’Oncle Sam. Le français qu’il maĂ®trisait lui a permis de survivre au cauchemar du Vietnam. On l’a envoyĂ© en agent de liaison. Loin de l’enfer. Un espion chargĂ© de localiser, sympathiser avec les locaux parlant le français. 

        De fil en aiguille, de verre de vin en verre de vin, nous parlons de nos rĂ©ussites et dĂ©boires sentimentaux. Sa douleur de devoir se cacher Ă  une Ă©poque qui rejetait sans scrupule les hommes aimant les hommes. La dĂ©livrance quand il a rĂ©ussi Ă  vivre ouvertement sa diffĂ©rence. 

        Le temps file. L’addition. Une Ă©treinte chaleureuse, sincère. Chacun retourne chez soi. Lui Ă  sa chambre d’hĂ´tel, moi dans mon studio du quatorzième arrondissement. Après une longue promenade dans les rues parisiennes, riche d’une rencontre Ă©tonnante, authentique.



        Une araignĂ©e au plafond de l’hĂ´tel


        C’est une cliente de l’hĂ´tel. Mes collègues me prĂ©viennent : « Tu vas voir, elle est folle Â». Je ne tarde pas Ă  la croiser. Et Ă  rire sous cape. Comme mes collègues. 

        La dame Ă  l’orĂ©e des soixante ans porte fièrement une robe Ă  fleurs et a troquĂ© les valises classiques contre des sacs en plastique et un caddie pour les courses. Ses cheveux sont un peu en pĂ©tard mais elle n’a pas oubliĂ© d’être coquette. Sa rĂ©servation arrive Ă  son terme. L’hĂ´tel ne lui proposera pas de rester une nuit de plus. « L’Ă©tablissement est complet, Madame. Ă€ midi, vous devez partir Â». 

        Onze heures. Elle rĂ©clame un parapluie que nous n’avons pas. Elle s’emporte, devient hystĂ©rique. « Non mais vous comprenez, je vais ĂŞtre trempĂ©e, je n’ai pas de manteau, il y a bien quelqu’un dans ce fichu hĂ´tel qui a un parapluie Ă  me prĂŞter. Demandez, trouvez-moi un parapluie Â», boude-t-elle, figĂ©e sur place et croisant les bras telle une petite fille qui fait un caprice. Ma collègue craque et fond sur elle, la rĂ©primande : « Vous allez arrĂŞter de crier maintenant Â» — en criant. L’atmosphère est Ă©lectrique. La cliente sort en furie, sans parapluie. Onze heures trente. Elle revient trempĂ©e mais Ă©trangement rassĂ©rĂ©nĂ©e de la course qu’elle avait Ă  faire. La carte magnĂ©tique de sa chambre ne fonctionne plus. Elle en exige une autre, la demande poliment. Ma collègue refuse de lui en dĂ©livrer une nouvelle. Nous convenons finalement que je l’accompagne jusqu’à sa chambre et l’aide Ă  emballer ses affaires. AgacĂ©e, elle gagne l’ascenseur. Elle peste contre ma collègue, se confie Ă  moi en un français châtiĂ©. Visiblement, c’est une femme qui a connu un certain rang, qui a Ă©tudiĂ©. Qui est lucide sur son Ă©tat. Elle me demande de l’excuser auprès de la rĂ©ceptionniste, ses paroles, ses actes Ă©taient mĂ©chants, elle les retire. « Je suis malade, vous savez Â». 

        J’ouvre la porte de sa chambre. Contrairement Ă  ce qui avait Ă©tĂ© entendu, je la laisse tranquille. Non sans lui expliquer avec le plus de douceur possible que je l’aidais si elle le souhaitait, que je pouvais lui apporter d’autres sacs. Je l’ai mise dehors. Le cĹ“ur serrĂ© parce que j’ignorais oĂą elle trouverait refuge, comment elle s’en sortirait, pourquoi elle se trouvait dans une situation aussi prĂ©caire — mais avec de quoi payer une chambre d’hĂ´tel quatre Ă©toiles. MalgrĂ© la maladie qui la rendait pouilleuse aux yeux des autres, elle tenait bon, elle poursuivait son bonhomme de chemin accidentĂ©.



        Pourquoi tu m’as fait un cĹ“ur dans l’oreille ?


        Il crayonne dĂ©jĂ  au comptoir quand mon amie Karelle et moi nous installons Ă  ses cĂ´tĂ©s. Un dernier verre, un digestif pour la route comme on dit. Une poire pour moi, un Get 27 pour elle. « Oh oui ! un Get 27 », dit-il, enthousiaste. Et il commande la mĂŞme chose. Nous trinquons. Il dĂ©pose une flaque de liqueur de menthe poivrĂ©e sur le dessin qu’il finit par m’offrir. « Fais en ce que tu veux, garde-le, jette-le Â». 

        Il est d’humeur joviale et pince-sans-rire. Sur sa droite, deux nanas grisĂ©es par l’alcool commentent ses dessins. Il nous montre le forfait de son fils sur son cahier et avoue sa jalousie pour le talent de l’innocence. Puis en quelques coups de crayon, il croque le portrait de la jeune et jolie serveuse au sourire mutin. Elle se dĂ©manche le cou pour voir et se moque. Il dit encore « Fais-en ce que tu veux, garde-le, jette-le Â». Son leitmotiv, sa gentille provocation teintĂ©e de sincĂ©ritĂ© blasĂ©e. Elle : « Ă‡a n’est pas moi, ça ! Pourquoi tu m’as fait un cĹ“ur dans l’oreille ? Â» Il rĂ©pète : « Fais-en ce que tu veux Â». 

        Elle hĂ©site, s’apprĂŞte Ă  le jeter puis se ravise, le dĂ©froisse et repart servir ses clients. Le rire est dans l’air. L’alcool aussi. La deuxième nana imbibĂ©e se fait rembarrer par les deux piliers de comptoir Ă  l’autre bout du comptoir. Puis on ne la voit plus. Sa copine la cherche des yeux, l’appelle. Mon amie : « OĂą elle est passĂ©e ? Â» Moi : « Par terre Â». Nous gloussons bĂŞtement. 

        Le gars continue ses crayonnĂ©s. « J’aime ta veste verte, dit-il, les gens sont tristes, ne portent pas de couleurs, sont tristes. Une ode au Get 27, ta veste Â». La jolie serveuse est partie desservir une table. Il la croque sur une nouvelle feuille de son cahier, achève son dessin d’un sein pointant, le parachève de flèches. « Ah, la langue d’un homme sur le sein d’une femme, Â» ronronne-t-il. Je rĂ©ponds, « oui pourquoi pas… Pas mon trip Â».Il ne comprend pas. Je rĂ©pète avec un sourire. L’œil goguenard, il enchaĂ®ne : « le tĂ©ton d’un homme, alors ! Â» Lui, mon amie, moi, trinquons aux rencontres improbables et rions. Le nez dans leur verre, ses copines ne comprennent pas. 

        Soudain victorieux, l’artiste s’exclame : « Une barbe ! Â» D’un coup de crayon, il ajoute une barbe au portrait de la jolie serveuse. « Mais c’est l’alcool qui te fait faire des trucs pareils ! Pourquoi tu m’as fait une barbe ? Â», proteste mollement sa copine, la paupière lourde, le regard de traviole. Mon amie et moi partons d’un irrĂ©pressible fou rire. 

        Depuis, chaque fois que je passe devant ce bistrot de la Rue Daguerre, je ne peux m’empĂŞcher d’y chercher les personnages de cette chronique imbibĂ©e.



        Je suis un imbĂ©cile heureux


        Amandine et moi devisons gaiement autour d’un verre de Chinon, de tomates cerises et cubes apĂ©ritifs aux exhausteurs de goĂ»ts. Partis pour un cinoche Ă  la maison en compagnie de Pierre Etaix, nous bifurquons vers tout autre chose : un voyage gentiment alcoolisĂ© dans nos souvenirs communs, nos considĂ©rations sur le monde tel qu’il va — tout fout le camp ma pauv’ Lucette. 

        Nous Ă©changeons Ă  propos des cours de théâtre qu’elle donne avec ferveur Ă  ses primaires ou Ă  des adultes socialement dĂ©calĂ©s qu’elle appelle tendrement ses « grands timides Â», de musique, de cinĂ©ma, des chemins que nous empruntons. De pragmatisme, de lĂ©gèretĂ©, de nos joies et de nos peines. Du verre que je m’échine Ă  considĂ©rer Ă  moitiĂ© plein. En dĂ©pit de mes Ă©checs, de mes dĂ©boires, de mes blessures, je chaparde çà et lĂ , jour après jour, un sourire, un regard, un geste, un parfum, une impression, un Ă©cho de rire, et j’y puise le parfait antidote Ă  la morositĂ© de l’époque. Traitez-moi d’imbĂ©cile heureux et vous ferez mon bonheur. 

        Prenons Etaix, par exemple. Le poète, le clown, le cinĂ©aste, le comparse de Jerry Lee Lewis ou Jacques Tati. Je suis bouleversĂ© par son dessin, un portrait de clown oĂą l’œil est oiseau et la larme plume. Ou sĂ©duit par un concert. L’amie Tilly m’invite Ă  Ă©couter Marcel Zanini au Petit Journal de Saint-Michel. De sa voix flĂ»tĂ©e, Pierre Etaix prĂ©citĂ© et prĂ©sent me dit bonjour. Il vient Ă©couter son Ă©pouse Odile qui pose son âme joueuse sur le jazz de Zanini, rejoint par le fiston Nabe. 

        C’est aussi la musique qui nous transporte mon amie et moi vers cette autre chose que nous n’avions ni prĂ©parĂ©e ni envisagĂ©e. « Oh, ça fait tellement longtemps que je ne suis pas allĂ©e danser, soupire Amandine. 

        â€” Nous n’avons jamais Ă©tĂ© en boĂ®te de nuit ensemble ! 

        â€” C’est vrai, ça. On ira un de ces quatre, hein ? 

        â€” Pourquoi pas ce soir ? Â» 

        Et nous voilĂ , bras dessus bras dessous, portant nos pas vers un de ces dancings dont Paris a le secret. D’abord attablĂ©s, nous contemplons garçons et garçons, filles et filles, garçons et filles se frottant aux danses de salon. Georges nous prĂ©sente sa ValĂ©rie. Nous picolons, nous guinchons, nous oublions le temps d’une danse qu’un jour nous allons mourir.



        Des smileys et des cĹ“urs plein les mirettes


        Sarah s’est vue mourir. Alors que je travaillais Ă  l’hĂ´tel oĂą elle sĂ©journe avec Michel depuis quelques semaines, elle attire mon attention alors que je suis occupĂ© avec d’autres clients. Elle ne se sent pas bien, pas bien du tout. J’abandonne mes clients pour accompagner Sarah jusqu’Ă  sa chambre. Elle tousse Ă  s’en faire pĂ©ter les poumons, elle peine Ă  respirer. Elle s’allonge sur le lit. Je lui tiens compagnie le temps que Michel nous rejoigne et prenne le relais. 

        Nous appelons les secours. Qui arrivent assez vite et c’est heureux. Sarah me demande si l’on peut emprunter l’ascenseur de service pour Ă©viter les regards indiscrets. Je l’accompagne jusqu’au vĂ©hicule des pompiers. Elle manque s’Ă©touffer entre deux quintes de toux, elle s’Ă©crie : « Ne me lâchez pas, s’il vous plaĂ®t, je vous en supplie, Laurent, ne me lâchez pas ». Je lui tiens la main, la rĂ©conforte.


        Sarah est revenue des urgences. Elle y a passĂ© quelques nuits blanches. Elle va mieux. 

        Elle m’offre de contempler les feux d’artifice avec Michel depuis la terrasse de leur suite. Je dĂ©cline l’invitation. Pour plein de raisons idiotes. 

        Quand Sarah passe Ă  la rĂ©ception, c’est un sourire rayon de soleil et une bise claquĂ©e de la main envoyĂ©e avec candeur et gĂ©nĂ©rositĂ© Ă  l’Ă©quipe prĂ©sente. J’ai changĂ© d’avis. J’ai acceptĂ© de rejoindre mes clients qui retournent le don d’hospitalitĂ© au rĂ©ceptionniste dont c’est le mĂ©tier. « Je ne sais pas pourquoi. Je n’osais pas, lui dis-je. Par timiditĂ© peut-ĂŞtre.  

        â€” Tout ça, c’est des conneries, rĂ©torque-t-elle en balayant mes arguments d’un revers de la main. 

        â€” C’est exactement ce Ă  quoi j’ai pensĂ© quand je vous ai envoyĂ© ce SMS. Â» 

        C’est le grand soir du 14 juillet. Elle part faire quelques emplettes et me le signale d’un clin d’Ĺ“il complice. Mes yeux pĂ©tillent d’anticipation. Sarah revient une baguette de pain sous le bras. Devant mes collègues et d’autres clients perplexes, elle rompt le pain et me tend le quignon tout chaud que je grignote vite fait. 

        Sur leur terrasse, Ă  boire et Ă  manger. Et la Tour Eiffel qui va emplir les mirettes des cinq cent mille spectateurs massĂ©s sur le Champ-de-Mars, jeter de la poudre Ă  nos yeux Ă©blouis, des feux d’artifice en forme de smileys et de cĹ“urs, trente minutes de joie partagĂ©e. 

        Bras dessus bras dessous, Michel Ă  sa gauche et moi Ă  sa droite, Sarah s’Ă©merveille de tant de beautĂ©. Elle m’apporte rĂ©gulièrement un bout de pain surmontĂ© d’une tranche de saucisson, elle remplit mon verre. Telle une petite fille de huit ans, elle tricote les superlatifs, fait des « wow », des « c’est-magnifique », des « qu’est ce que c’est beau », elle partage son bonheur d’ĂŞtre en vie et en bonne compagnie. 

        Nous mettons Paris en bouteille jusqu’Ă  trois heures du matin.



        AmĂ©lia et ses dix bras 


        Marseille. 

        Mon chemin, ce matin, devait se faire Ă  pied. Vingt minutes pour me rendre Ă  la grande enseigne de bricolage, boulevard SĂ©bastopol. J’ai finalement optĂ© pour le vĂ©lo en libre-service qui me tendait le guidon en bas de la rue. Ce furent dix minutes barbe au vent et bon d’achat dans la poche de mon blouson. 

        Je dis bonjour Ă  AmĂ©lia qui tient l’accueil de ce magasin que je visite rĂ©gulièrement depuis mon installation Ă  Marseille. J’ai tout de suite accrochĂ© avec elle. Professionnelle, rapide, efficace et aimable mais sans jamais une once de mièvrerie. Elle est d’un calme et d’une douceur qui tranchent avec sa cĂ©lĂ©ritĂ©. Remarquez, l’un ne va pas nĂ©cessairement sans l’autre, et AmĂ©lia en est la preuve vivante. Avec toujours un trait d’esprit ou un mot gentil. 

        Fourrageant dans mes poches de blouson, de pantalon, je cherche le bon d’achat que j’étais venu dĂ©penser. En vain. Je me souviens de ma main sur ce bout de papier dans une poche que, bĂŞtement, je n’avais pas zippĂ©e. Autant en emporte le vent. 

        Je tente ma chance auprès d’AmĂ©lia qui est dĂ©bordĂ©e et lui demande : « Avec ma carte de fidĂ©litĂ©, vous n’avez pas moyen de le rĂ©imprimer ? Â» Une grimace signifiant « J’aimerais bien mais je ne peux pas Â» dĂ©forme son visage. Las, je me dis tant pis pour moi, je n’avais qu’à faire attention. Je lui tends mes achats. C’est un accueil qui fait office de caisse. Elle scanne les articles, rĂ©pond au tĂ©lĂ©phone, appelle au micro Jean-Christophe du rayon bidule Ă  rejoindre son rayon bidule, demande Ă  Olivier passant par lĂ  « d’arroser s’il te plaĂ®t les plantes qui font peine Ă  voir.

        â€” Et si ça ne me plaĂ®t pas ?

        â€” Eh bien tu le fais quand mĂŞme Â», lui rĂ©torque-t-elle tout en farfouillant dans son ordinateur. 

        J’ai compris qu’elle avait dĂ©cidĂ© d’enfiler son habit de magicienne pour faire rĂ©apparaĂ®tre mon bon d’achat disparu. AmĂ©lia continue d’agiter ses dix bras pour satisfaire le maximum de clients. Elle dit non fermement mais avec pĂ©dagogie. Elle dit oui avec plaisir bonne journĂ©e madame. Elle rappelle Jean-Christophe qui est toujours attendu au rayon bidule. 

        Puis elle finit par sortir de son chapeau de prestidigitatrice le coupon valable pour onze euros que le vent m’avait raflĂ©. Elle m’adresse un sourire Ă©nigmatique, candide et me dit posĂ©ment : « Je n’ai rien fait, ok ? Â» Je la remercie discrètement d’un clin d’œil. 

        En rentrant, Ă  pied cette fois-ci, parcourant le kilomètre et demi sĂ©parant la grande enseigne de mon domicile, sans follement chercher, j’ai remis la main sur le fameux bon d’achat portant nom et prĂ©nom de votre serviteur qui avait Ă©chu sur un coin de trottoir. 

        La prochaine fois, j’offrirai une boĂ®te de bonbons Ă  AmĂ©lia. Ou cette chronique. Ou les deux.



        Je regarde


        Paris. 

        Je m’amuse Ă  apprendre phonĂ©tiquement un peu de japonais. Une cliente nipponne m’enseigne un mot chaque jour que dure son sĂ©jour. Pour la remercier, je lui transmets en retour des bribes de français. Ce matin, elle me tend religieusement un bout de papier sur lequel est Ă©crit : « je regarde Â». Ce « je regarde Â» qu’elle veut prononcer correctement. 

        Devant d’autres clients perplexes, elle dit et rĂ©pète après moi « je regarde Â» puis elle prend congĂ©, bienheureuse, comme si elle avait obtenu un prĂ©cieux sĂ©same. La formule lui sera utile pour rĂ©pondre Ă  la question des vendeuses quand elle fait les boutiques : « Je peux vous aider ? Â» Elle peut dĂ©sormais rĂ©pliquer : « Je regarde. Â» 

        Des clients amĂ©ricains s’enquièrent gentiment de mon prĂ©nom. Â« Laurent, comme Yves Saint-Laurent, le grand couturier, Â» dis-je. Je me risque mĂŞme Ă  ironiser : « Le week-end, j’habille les stars pour les soirĂ©es mondaines, et la semaine, je travaille dans l’hĂ´tellerie pour arrondir mes fins de mois difficiles. Â» Dans l’ascenseur, j’entends le fils adulte dire Ă  sa mère, le plus sĂ©rieusement du monde : « Oh, il est couturier ! Â» 

        Je me demande Ă  quel âge les enfants saisissent l’ironie.



        Je suis passĂ© par le parc


        Marseille, Cinq Avenues. Je me glisse dans la file d’usagers achevant leur trajet en mĂ©tro. Chacun sur sa marche d’escalier mĂ©canique. Ă€ droite, gĂ©nĂ©ralement. Les plus pressĂ©s dĂ©passent Ă  gauche. Parfois ça bouchonne. J’approche du bouchon en tĂŞte duquel une dame, la soixante-dizaine Ă  l’allure pĂ©tulante, marmonne. Les gens devant moi lui demandent courtoisement de se dĂ©caler sur la droite pour laisser la voie. Elle refuse et continue de bougonner. Bouche bĂ©e et nĂ©anmoins stoĂŻques, mes co-voyageurs et moi-mĂŞme atteignons le parvis Ă  l’extĂ©rieur. Je ne peux m’empĂŞcher de commenter Ă  voix haute : « Moi je, moi je, moi je. Les autres n’existent pas pour cette dame. Â» Elle se retourne et me jette un argument en bĂ©ton armĂ© : Â« S’ils sont pressĂ©s, qu’ils prennent l’escalier central. 

        â€” Oui oui, les soixante et quelques marches. Vous pourriez simplement vous dĂ©caler, non ? 

        â€” Non. 

        â€” Mouais, vous vous en fichez des autres. 

        Et elle me balance un « Je m’en bats les couilles Â» dans les gencives. « Comme c’est Ă©lĂ©gant, Â» dis-je. Elle Ă©ructe et offre de nouveau Ă  la cantonade son « je m’en bats les couilles Â», sa marque de fabrique qui laisse les passants alentour circonspects ou hilares. 
 
        
        Riche de cet Ă©change et de mes quatre emplettes, chocolats, tulipes, Patti Smith et Anna Gavalda, je choisis de traverser le parc Longchamp pour regagner mon maison-doux-maison. 

        Nous sommes mercredi, jour des enfants et jour de vacances, double peine pour les parents impatients. Un garçonnet inspirĂ© ramasse un bout de bois et se fait gourmander par une maman grincheuse qui glapit : « Lâche ça, lâche ça, lâche ça, lâche ça Â». Une fillette signale Ă  sa nounou que le rapace en fibre de verre rose bonbon est cassĂ©. Dans l’immense cage abritant des rĂ©pliques d’animaux, les dĂ©bris jonchent le sol. Pour ma part, je vois l’oiseau mordre la poussière de guingois depuis belle lurette. Aucun employĂ© des jardins de la ville de Marseille n’a eu de sympathie pour le volatile dĂ©chu devenu dĂ©chet. 

        Je n’ai pas le temps de me poser dans l’herbe au soleil pour jeter sur le papier vite fait l’aventure de la dame qui s’en bat les flancs que deux fillettes s’approchent et me proposent de leur acheter des billets de tombola : « Le premier prix, c’est un gros gâteau. 

        â€” Un gros cadeau, la reprend sa camarade. Un hoverboard ! 
        
        â€” C’est quoi un hoverboard ?, Â» dis-je. 

        Les deux gamines me miment l’engin. Plus par sympathie que par convoitise, je leur achète deux tickets. Elles courent jusqu’à leur mère pour crier victoire ; elles ont plumĂ© de deux euros un nouveau pigeon. Deux dames bras dessus bras dessous. La mère âgĂ©e clopine, la fille tient Ă  la main une pelote de laine. Elles se chamaillent Ă  propos de Facebook qui ceci qui cela. 

        L’âne apporte sa contribution, il brait. 

        Une coccinelle escalade le brin d’herbe, dĂ©ploie ses Ă©lytres, part explorer le monde. 



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Une Nonnette au Miel des petites Choses © Laurent Delpit – dĂ©cembre 2020

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