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Un sac plein de douceur(s) calligraphié par Fanny |
Les billets :
Ă€ mon père qui m’a appris la noblesse des choses simples.
La vieille dame qui déambule au Bikini café
La frange du store bleu pétrole joue à la balançoire avec le petit vent d’est. Sur le balcon, les plants de tomates cerises Solanum lycopersicom semés il y a trois mois se gorgent du soleil de Marseille. Dans le jasmin, l’araignée a tissé sa toile et déjà capturé un moucheron. Affalé dans le canapé en tissu, les doigts de pieds en éventail, je suis le lézard qui lézarde, la fourmi qui fourmille de mots, le songeur qui songe et façonne des billets. S’y croisent Amélia, Sarah, Rodica, Amandine, Irina et la dame à la caisse qui toussait sur mes panais, rue Daguerre. S’y mêlent les anonymes que mon regard piqué au vif saisit au vol.
Hier la dame, la soixante-dizaine. Assise sur la murette qui longe la route oĂą descendent Ă tombeau ouvert les automobilistes, elle fait des mots flĂ©chĂ©s. Il est treize heure trente-deux, le temps est au beau fixe. Elle rĂ©ajuste sous ses fesses une petite serviette-Ă©ponge orange qui la prĂ©serve des saletĂ©s. Le tohu-bohu ambiant ne l’atteint pas, elle est absorbĂ©e par son activitĂ©. LovĂ© dans son giron, un teckel âgĂ© jette un Ĺ“il curieux sur les humains qui s’invectivent au volant de leur tacot. Discrètement, je dĂ©gaine mon tĂ©lĂ©phone portable pour prendre un clichĂ© de la vieille dame et son chien, de loin. Davantage pour me rappeler les dĂ©tails de la scène que pour la photographie en soi. Par la fenĂŞtre d’une des chambres de l’hĂ´tel qui m’emploie, Awa fait de grands gestes pour happer mon attention. Me voyant fourrager dans mon sac pour en extraire mon tĂ©lĂ©phone, elle veut m’envoyer un clin d’œil par SMS puis choisit plutĂ´t d’agiter la main, d’agrĂ©menter son hou ! hou ! d’un sourire lumineux.
Aujourd’hui une autre dame, la quatre-vingtaine. Entre le Bikini café et le buraliste, elle a posé ses fesses sur l’assise de son déambulateur. Oublieuse de ses vingt ans et de la circulation qui embouteille ce début de la belle route de la Corniche, elle observe la plage des Catalans où s’ébrouent les joueurs de volley, elle songe ou se détache, absorbe le soleil de ce midi, immobile et sereine face aux coups de klaxon des automobilistes pressés d’atteindre son âge.
Paris.
C’est un jour particulièrement éprouvant. Seul au front dès potron-minet. Les clients trouvent anormal qu’on ne s’occupe pas d’eux dès le seuil de l’hôtel franchi et le font savoir. Je m’efforce de contenir l’humeur agressive d’une douzaine d’impatients, tandis qu’au bout du téléphone, d’autres clients souhaitent eux aussi un accueil exclusif. La gouvernante reste plantée là , attend que je lui délivre les consignes du jour. Les départs se mêlent aux arrivées. L’ordinateur rame. Le deuxième ordinateur censé me secourir pédale dans la semoule. Face à moi, le couple de touristes peine à cacher son irritation. Les doigts de la dame agacée tambourinent contre le comptoir. Il faut avoir les nerfs d’acier pour ne pas absorber toute cette énergie négative.
Je capte soudain le regard de la fillette de dix ans fait la file. Elle et ses parents sont à l’hôtel depuis une petite semaine. D’un geste timide, elle me tend une feuille de papier. Un cœur qu’elle a dessiné et souhaite m’offrir pour la Saint Valentin.
Mon corps et mon esprit blindé pour affronter le monde adulte et mercantile se fendillent. J’abandonne le comptoir me servant de bouclier, je ne vois plus la douzaine d’impatients, ils attendront le temps qu’il faudra, je reçois le cadeau de l’enfant et l’embrasse comme du bon pain. La fillette repart en trottinant, fiérote.
J’accroche le cœur vermillon au tableau affichant habituellement les numéros de chambres auxquelles il faut délivrer un message. Je reprends le cours de ma journée, béat.
Quatre inconnus m’ont fait coucou de la main
Comme souvent quand je quitte mon amie Amandine, nous prenons chacun le métro sur un quai opposé. Elle et moi nous faisons des signes au-dessus des voies. Son train arrive. Telle une gamine de six ans, elle plaque son visage en une grimace joyeuse, espiègle, contre la vitre de sa voiture. Elle se redresse, surprise par ses voisins de rame qu’elle n’avait pas vus. Dans une courte mise en scène, elle me désigne à ses voisins et ils comprennent notre jeu. À la gauche de mon amie, je vois deux silhouettes étrangères se pencher, agiter leurs mains et m’adresser un sourire expressif. Des visages franchement chaleureux. Je ris. Puis à la droite de mon amie, un autre couple se penche et m’envoie le même bonjour-au-revoir jovial. Puis le train va son chemin.
Je reçois un SMS de l’amie qui me raconte son voyage : « Trop forts mes voisins de métro, non ? Dès mon entrée, l’un des deux couples dit : Ça, j’adore ! Je réponds : Qui a dit que novembre était le mois le plus pourri de l’année ? Merci d’avoir cassé un préjugé. Ils viennent de sortir en nous souhaitant bonne vie ! »
La dame, le style, le beau jour
Un dimanche qu’on annonçait pluvieux, en un mot comme en mille, moche. Sortir de la torpeur du sommeil. S’Ă©brouer avec un cafĂ© noir au bar-tabac en bas de chez moi. Observer la foule glanant babioles et fringues d’occasion au vide grenier de la rue Daguerre.
Je me promène bras dessus bras dessous avec Amandine. L’attention happĂ©e par l’achalandage colorĂ©, les vieilles choses, les bibelots dignes d’un cabinet de curiositĂ©s, nous croquons dans une tarte fine achetĂ©e Ă la boulangère qui me reconnaĂ®t, me dit :« ça fait longtemps qu’on ne vous avait pas vu ». Longtemps, le temps d’une convalescence en famille pour reposer mon poignet opĂ©rĂ©.
La dame qu’on croirait sortie d’un autre siècle. La robe, le sac, les chaussures, la broche – tout en dégradé lilas et parme. Le chignon banane porté avec style, elle nous gratifie d’un sourire et d’un accent d’un pays de l’Est, dit à mon amie : « Vous allez être gâtée ». La dame, le style. Personnage pétillant du quartier. Nous cheminons.
Le chineur arbore ses jouets qu’il vend à petit prix. La marchande offre des bonbons multicolores aux badauds venus poser les yeux sur son étal.
Nous nous accordons une pause au soleil avec un verre de Chardonnay et nous extasions devant la douceur inespérée d’un vingt-et-un octobre.
La gamine qui a dessiné un tatouage-fleur sur la paume de sa main. Le couple à notre droite qu’on imagine tout frais. Elle et lui se bidonnent à la lecture de Lettres d’Insultes par John-Harvey Marwanny. Puis au détour de la rue Boulard, des musiciens égaient le ronron du vide grenier, des fillettes dansent, une chanteuse égrène avec brio les notes d’un classique de jazz, « A-Tisket A-Tasket ». Oh le beau dimanche à Paris. Oh le beau jour.
Le clochard, la lavande et le cèpe
Une laverie automatique rue Gassendi dans le quatorzième arrondissement Ă Paris. Des citadins allant au lavoir. Ă‚me en peine jouant sur mon tĂ©lĂ©phone, j’attends. Autre âme en peine, un clochard Ă la barbe hirsute mais avec de beaux restes, dĂ©barque, pose un sac de courses sur l’une des machines et m’enjoint de lui prĂŞter mon appareil. Il doit absolument passer un coup de fil. « Allez ! Une minute seulement. Je te paie l’appel », implore-t-il en fouillant ses poches pour me tendre une poignĂ©e de pièces. Hochant mĂ©caniquement la tĂŞte, je dĂ©cline sa demande. Il rouspète, se retourne vers la dame pliant son drap de lin, essuie le mĂŞme refus. Se munissant de sa cannette de bière comme pour se donner du courage, il sort et aborde un couple de passants, mĂŞme refus. Un ouvrier en bras de chemise, mĂŞme refus.
Je jette un œil furtif à son sac de courses. Un pot de lavande en terre arborant quelques fleurs. Un flacon de miel et un cèpe dans un petit sachet blanc.Je sors pour retrouver mon clochard qui accoste tout ce qui bouge au carrefour d’à côté. Bredouille, il revient sur ses pas. Je
l’aborde. « Donne-moi le numéro, je l’appelle », lui dis-je. Son visage s’illumine. Il me sort un bout de papier tout chiffonné et me dicte les dix chiffres en dessous desquels figure un
mot : cœur. « Allô ? J’appelle de la part de Philippe. Il vous attend. »
Tandis que nous guettons l’arrivée de l’inconnue, il me confie son ancienne vie. Comment il va cuisiner son cèpe. Comment l’amie que nous avons appelée va devenir sa femme.
Elle le rejoint. Elle me remercie en me secouant énergiquement la pince. Il lui tend le pot de fleurs. Elle se moque tendrement : « Toi, tu ne sens pas que la lavande ».
L’inconnue
Ă la parka framboise
C’est un temps Ă ne pas mettre un orteil hors de la couette, il pleut, il vente, il giboule, je descends la rue Émile Richard qui perce le cimetière du Montparnasse pour atteindre le mĂ©tro Raspail. La ligne 6 subit une nouvelle avarie, j’appelle pour signaler mon retard Ă mes collègues, je me plonge dans un roman pour fuir ce tableau terne.
RenfrognĂ© dans mon costume trois pièces, je sens un timide tapotement sur mon Ă©paule droite. Ma voisine s’enquiert de ma lecture. Je ne sais pas rabrouer la curiositĂ© des inconnus. Parfois je subis, mutique, l’intrusion. Plus souvent, je balaie mes craintes et m’offre un instant d’humanitĂ©. Je rĂ©ponds aux questions de la dame. « Combien ça coĂ»te ? dit-elle en dĂ©signant ma liseuse.
— Cent euros environ.
— Ça fait à peu près mille dirhams.
— Vous voulez acheter une tablette ou une liseuse ? Ça, c’est plutôt pour lire des romans.
— Ma fille travaille bien, j’aimerais lui offrir quelque chose de bien, quelque chose d’utile.
— Quel âge a votre fille ?
— Dix-neuf ans. »
Tandis que le métro nous véhicule sous un Paris morne, la conversation impromptue nous conduit au Maroc dont la dame emmitouflée dans sa parka framboise évoque les saveurs, les couleurs. « Les gens y sont gentils. Bon… C’est comme partout, à Paris ou au Maroc, y a des voleurs partout. »
Je sens dans ses propos qu’elle compose avec les clichés dont sont victimes ses compatriotes. Elle s’excuse d’ailleurs des portes ouvertes qu’elle enfonce. Que j’enfonce avec elle.
Comme elle a trouvĂ© un compagnon de voyage plutĂ´t disposĂ© Ă parler, le temps des quatre arrĂŞts qu’il nous reste Ă combler, elle me dit qu’elle a voyagĂ©, commencĂ© par changer les draps dans les hĂ´tels, puis s’occuper des petits-dĂ©jeuners, a dĂ©butĂ© tout en bas de l’Ă©chelle avant d’acheter son petit hĂ´tel puis de rejoindre son fils Ă Boston en AmĂ©rique. Puis elle est revenue Ă ses premières amours, Paris.
Il est temps de nous dire au revoir. Elle me remercie d’avoir papoté avec elle, les gens ne se parlent plus, dit-elle, mais si mais si, je réponds. Au revoir, Madame. Au revoir, Monsieur, dit-elle en refermant sa main sur mon bras comme pour me garder encore un peu avec elle.
Sur le chemin me conduisant au boulot, sous les giboulées de mars, je conserve au chaud le sourire ardent de l’inconnue.
Il
connaît un ex-ministre
Un soir de juin, au Théâtre Montparnasse, je laisse traîner une oreille.
Un vieux monsieur se vante auprès de la femme qui l’accompagne de connaître un ex-ministre. « Je peux te présenter à Chevènement, si tu veux.
Le SMS Ă Clarisse
Le colza jette un océan bouton d’or par la fenêtre du train qui me conduit à Marseille. La grosse dame d’à côté dort du sommeil du juste. Son joli petit doigt lui cure l’oreille. Un gars plus loin pose sur moi son regard bovin, désapprobateur, car je lui ai demandé de parler à voix basse à ses compagnons de bétaillère, je ne m’entendais pas penser, merci. Mon vis-à -vis retire de son café une paille au bout fondu. Elle évoque des phénomènes transférentiels et contre transférentiels.
Mes pensées picorent çà et là des miettes de gens et de paysage. J’observe le chemin de terre bordé d’aubépine qui court à l’horizon. Au bout de ce chemin, une petite maison de pierre tient compagnie à un peuplier esseulé.
La voix du barista me tire de ma contemplation.
Plus attirĂ© par la perspective d’un shoot de cafĂ©ine que par la blague potache qu’il a souhaitĂ© donner Ă la cantonade, je me rends Ă la voiture-bar. Dans la file d’attente, qui envoie un SMS Ă Clarisse, qui tourne la page et pose ses doigts boudinĂ©s sur Courtney Love, qui tire sur son t-shirt Zidane, qui tue le temps en prenant un selfie. Je saisis mon cafĂ© et regagne ma place.
Le paysage a troqué le colza pour les genêts.
Dans l’allée, l’enfant cueille les pièces tombées du jeu auquel il joue avec son père. Chacun prépare son arrivée : qui se farde les paupières, qui chausse ses lunettes de soleil, qui attrape les béquilles bariolées de sa petite fille rieuse. « Méditer, manger et mincir ! », titre un magazine laissé au prochain passager. En majuscules, et mincir en gras. Mincir, en gras.
Je te les achète
Je sors la petite. C’est l’heure du chien, l’instant oĂą l’animal promène l’homme. Ou l’inverse ; tout dĂ©pend quel bout de la laisse on Ă©voque. Il est vingt heures et des poussières dans les rues de Marseille. Elle grogne après le chat qui trĂ´ne devant son immeuble, rue du Berceau. Elle trouve
l’inspiration un peu plus loin. Je ramasse son forfait et le jette dans une poubelle au coin de la rue. Sur le perron du bar PMU, ça picole, ça papote, ça prend l’air devenu respirable. La chienne et moi croisons le chemin d’un passant qui promène sa bière. Il me parle. Je ne vois pas bien où il veut en venir. « Il a fait caca ? interroge-t-il en désignant la petite.
— Euh. Oui, oui.
— Où çà ? poursuit-il.
— Dans la rue. Mais je ramasse », je précise comme pour me prémunir d’une critique à l’alcool mauvais.
Volubile, il me parle du quartier, des trottoirs sales, de sa mère d’origine italienne. « Je te les achète », dit-il. Je réponds qu’elle n’est pas à vendre et que, d’ailleurs, ça n’est pas ma chienne. Il insiste : « je t’achète ses cacas ». Interloqué, je me dis qu’ils sont nombreux dans sa tête. Je négocie le virage et me débarrasse habilement du passant pas net.
Retournant à l’appartement, je dis à la petite : « Tu te rends compte, ton caca vaut des sous ! » La
caissière qui toussait sur mes panais
Paris.
Je jette un œil torve à la caissière qui tousse sur mes courses qu’elle scanne péniblement entre deux quintes de toux. Elle ferraille avec le code-barres du concombre bio qui refuse de biper. Elle s’y reprend à dix fois mais ne lâche pas l’affaire. Elle tousse encore, poumons offerts au chaland. Elle soupire un « qu’est-ce que c’est que ça » quand arrivent les
panais. « Des panais, lui dis-je.
— Des panais, renchérit sa collègue. »
Le tapis roulant a terminé de lui jeter mes achats dans les mains. « Vous payez en carte ? Mais bon, vous n’êtes pas obligé hein », dit-elle, un sourire fatigué mais sincère aux lèvres.
Elle n’a peut-être pas perçu mon regard inamical du début mais elle a senti ma contrariété à la voir partager ses miasmes. « Excusez-moi, je tousse, lâche-t-elle, penaude.
— Vous vous soignez, j’espère.
— Oui, je vais acheter du Sterimer, on m’a dit que c’était bien.
— Prenez Actisoufre. Vous voulez que je vous le note ?
— C’est quoi ?
— Vous le pulvérisez dans la gorge et dans le nez.
Les clients roulent des yeux agacés mais nous épargnent leur impatience.
— Vous êtes médecin ?
— Non, dis-je en gloussant. Prenez aussi du thym, des tisanes au thym.
— Ah… soupire-t-elle, des recettes de grand-mère. Avec du citron et du
miel ?
— Oui, parfait. »
Elle me regarde avec un sourire bienheureux, comme si j’étais le seul humain à lui avoir parlé de la journée. Je lui dis au revoir et lui souhaite bon courage. La prochaine fois, je choisirai sa caisse, si elle travaille, et lui souhaiterai une bonne année, et la santé surtout.
Vis
ma vie d’hôtelier
Je m’efforce de trouver du positif dans une semaine compliquée.
Au boulot.
Rattraper les erreurs de collègues tire-au-flanc, embarquĂ©s avec moi sur ce gros porteur d’une chaĂ®ne hĂ´telière singapourienne. Ils dĂ©butent un peu dans l’hĂ´tellerie ou n’ont pas le rĂ©pondant pour assumer le flot continu de clients, de requĂŞtes, d’insatisfaits, pour moucher avec tact les mauvais coucheurs, faire mine de donner le choix sans vĂ©ritablement donner le choix.
Essuyer les insultes d’un habituĂ© parce qu’il n’a pas ce qu’il veut quand il le veut. Garder le sourire, malgrĂ© tout. Appeler la gouvernante pour un objet perdu. Pour un monsieur qui a vomi dans sa chambre et souhaite qu’on nettoie l’accident. Appeler un taxi pour conduire quelqu’un aux urgences. S’excuser pour l’attente au tĂ©lĂ©phone, pour l’attente au comptoir, pour l’attente parce que les ordinateurs rament, les logiciels plantent, les chambres ne sont pas prĂŞtes en temps et en heure. Dire non, nous ne rembourserons pas la dame – elle ne pourra pas honorer sa rĂ©servation, me rĂ©torque-t-on au bout de la ligne, car elle va en prison.
Refuser poliment d’aider un client Ă confirmer son vol de retour sur l’ordinateur parce que je n’ai pas le temps. Ne pas lui dire qu’on est clairement en sous-effectif. Lui dire : « je suis certain que votre Ă©pouse sait naviguer sur Internet, elle ». DĂ©sespĂ©rer de ne pouvoir assurer un service dĂ©cent, correct, normal. Aider, au bout du compte, cet homme muni d’une canne, Ă surfer sur la Toile, mais sur un autre poste, car celui du rez-de-chaussĂ©e a rendu l’âme. Prendre l’ascenseur avec ce monsieur. Rester coincĂ© dans l’ascenseur qui hĂ©site entre premier Ă©tage et rez-de-chaussĂ©e, avec les sursauts tant redoutĂ©s. Rassurer l’homme Ă la canne. « Facile Ă dire », rĂ©plique-t-il, flegmatique. Nouveaux sursauts. Appuyer sur la sonnette. Personne. Appuyer de nouveau. Message automatique : « votre demande a Ă©tĂ© prise en compte ». Deux interminables minutes s’Ă©coulent et l’ascenseur se rĂ©sout Ă nous cracher au quatrième Ă©tage. Demander au client de garder l’ascenseur ouvert, avec sa canne, le temps pour moi d’aller
chercher un technicien pour mettre la machinerie hors-service.
Entendre soudain l’alarme incendie générale — pour une autre raison — qui hurle dans tout l’établissement. Se faire sonner les cloches par la cliente qui n’a pas eu sa bouteille d’eau. Écarter
gentiment la dame à l’aide d’un « Madame, nous avons une urgence. »
Je m’efforce de trouver du positif dans cette semaine. Je suis vivant, en bonne santé, j’ai un boulot, il fait beau, je rentre à vélo. Mon mec à moi, il me chante des chansons.
Les
ravioles à trottinette sur un air d’orgue de Barbarie
À la Maison de la Pâte rue Daguerre, les ravioles enfarinées contemplent la file de clients. La baguette droite comme un i s’est vue grignoter le quignon par un couple endimanché. Dépassant du sac à dos du badaud, la botte de poireaux prend l’air de midi trente. La trottinette verte emporte la fillette aux collants mauves ornés de papillons. Une jeune femme se dandine une banane à la main. Tirant sur sa laisse bleue, le bouledogue français promène son maître. Et les dames à l’orgue de Barbarie chantent La Ballade des Gens heureux.
Un
expresso pour la secrétaire des hôpitals
Bordeaux.
Au détour d’un dédale de couloirs délavés par la souffrance, au cinquième étage, loin de la foule de patients ou de familles inquiètes, au-delà de portes battantes et d’une ligne bleue « zone de confidentialité », une flopée de chaises inoccupées. Personne. Je m’assure de trouver une secrétaire disponible. Je ne veux pas de la photocopieuse éculée du rez-de-chaussée. Je cherche un être humain. Je toque à la porte d’un des innombrables secrétariats semés sur les vingt-sept hectares de « surface de plancher actif » de l’Hôpital Pellegrin surnommé le Tripode. « Oh, vous m’avez fait peur !
— Bonjour Madame. Auriez-vous la gentillesse de faire une photocopie de la carte de la mutuelle de mon papa ? »
Elle n’évoque ni sa probable indisponibilité, ni ma requête infondée (il y a des machines pour ça). Elle se saisit du document, le copie, vérifie la qualité de la copie qu’elle me tend avec un sourire. Et comme j’allais me chercher un expresso à la cafétéria, je lui propose de lui en livrer un. Pour la remercier de sa gentillesse. D’une photocopie, simple comme bonjour. Gratuite. Et remise avec entrain.
Une fois muni de mes deux tasses de café fumant, je m’élance dans un des six ascenseurs desservant les treize étages du Tripode. À mes côtés, une dame dit à sa sœur ou sa cousine que sais-je : « On est tous nés dans les hôpitals, on mourira tous dans les hôpitals. »
Une
chaussette dans la boîte à lettres
La scène se dĂ©roule Ă la laverie automatique d’Ă cĂ´tĂ©. Attendant le terme d’un lavage ou
d’un séchage, j’ai maintes fois contemplé les habitants du quartier, les passants. J’ai aperçu Rodica, Sabine Azéma ou Agnès Varda. J’ai parlé avec un clochard qui y cherchait l’âme sœur. Aujourd’hui je ne suis d’humeur ni causante ni patiente. Je suis tête en l’air, ce qui n’arrange pas mes affaires. Le temps que dure ma lessive, je le consacre à faire un deuxième saut au bureau de poste où j’ai oublié ma carte bancaire. À toquer chez ma gardienne afin qu’elle me permette de déposer mes emplettes chez moi — elle a le double de mes clés — car j’ai claqué la porte sans me saisir de mon trousseau.
Je marmonne dans ma barbe, je me traite d’andouille, de cloche à fromage.
Ă€ peine franchi le seuil de la laverie, je trouve mon linge dans une panière. Une jeune femme penaude bredouille : « Je… Les machines Ă©taient pleines. La vĂ´tre Ă©tait terminĂ©e. J’ai vidĂ© votre…
— J’imagine que vous alliez m’attendre pour me l’expliquer.
— …
— Vous n’alliez pas partir en laissant mon linge seul dans la panière…
— Non non non. »
Je la remercie mollement et je prends congé, mon linge dans un sac, sous le bras.
De retour chez moi, je constate qu’une chaussette manque Ă l’appel. TiraillĂ© entre « Ă quoi bon aller rĂ©cupĂ©rer la fugitive Ă deux pâtĂ©s d’immeubles » et « j’y retourne pour le principe », je soupire puis j’y retourne.
La jeune femme est encore là et me reconnaît. Nous scrutons la machine numéro 8 qui tourbillonne déjà avec son linge et ma chaussette. « Il me manque une chaussette.
— …
— Que fait-on ?
— …
— Je ne vais pas attendre la fin de votre cycle. Je vous donne mon adresse, le code de l’immeuble et vous glissez la chaussette dans ma boîte à lettres. »
Une
nonnette au miel des petites choses
Seize heure cinquante-huit.
Harassé par une longue journée de travail occupée à satisfaire la clientèle de l’hôtel où j’échange du temps et des sourires figés contre de l’argent, l’estomac asticoté par une petite faim, je grignote une nonnette au miel et à l’orange. J’imite les plantes perchées sur mon rebord de fenêtre parisien, j’absorbe le soleil en quantité, ferme les yeux et m’abîme dans mes pensées. Je songe à l’appel de ma mère effondrée, il y a un an jour pour jour, qui m’annonce au téléphone la mort de mon père.
Je songe à la vie qui poursuit son cours, aux premières tomates du jardin qui n’auront pas été semées, cultivées, arrosées, bichonnées par mon père mais qui porteront son souvenir. Comme les petites choses qu’il m’a appris à saisir et chérir. Je songe à la chance que j’ai d’être vivant, d’aimer et d’être aimé en retour, de cueillir et assembler les mots qui racontent mes histoires, de dire oui, merci, non ou merde. Je songe à l’absurdité de ce monde qui mêle indistinctement tragédie et vanité, politique et Pokémon, barbarie et tendresse. Je songe à ma trottinette qui n’a pas beaucoup voyagé cette année. Je songe à la petite fille qui s’est assise dans le métro tout à l’heure, à la dame,
inconnue, qui lui a laissé sa place, à la Tour Eiffel sur laquelle l’une et l’autre ont jeté des yeux écarquillés. Je songe au geste hésitant de la fillette qui a ouvert la pochette de son sac à main pour extraire un bonbon papillote et l’offrir à la dame pour la remercier. Je songe aux petites choses dont je fais mon miel chaque jour et qui me disent distraitement que la vie vaut d’être vécue.
Le
portraitiste au café de La Motte-Picquet Grenelle
C’est un ciel de nuages moutonnant qui éclaire la scène à la mi-août en terrasse d’une brasserie parisienne. La jeune femme blonde a posé ses valises le temps d’un café. Elle offre sans le savoir sa présence à l’humeur croqueuse d’un inconnu. Il s’applique à dessiner l’instant, trace des traits fugaces qu’il estompe et agrémente de couleurs. Il se lève pour remettre en mains propres le portrait impromptu. Elle le remercie d’un sourire lumineux, contemple son cadeau puis s’en va, traînant ses valises dans son sillage.
Un peu plus loin, c’est un couple qui s’assied pour déjeuner. Le compagnon de la femme brune tapote distraitement sur son téléphone portable pendant qu’elle consulte le menu. Notre portraitiste
noircit une nouvelle feuille, y dessine lunettes, cils frisottants, chignon et bouche songeuse. Une fois l’ébauche du modèle involontaire achevĂ©e, l’homme se lève et tend Ă la femme son Ĺ“uvre. Et je m’amuse de l’air perplexe de l’homme que j’imagine jaloux qu’un Ă©tranger ait pu lui dĂ©rober quelques minutes sa compagne.
L’anniversaire
d’Irina
L’homme me parle en russe. Je ne comprends rien. J’appelle Google Trad à la rescousse et bricole, sous son regard approbateur, quelques phrases pour souhaiter à sa femme un joyeux anniversaire.
Un plateau en mains, je frappe à la porte de leur chambre. L’homme ouvre, appelle son épouse, m’invite à entrer. Elle est aux anges. Ils ont déjà un verre à la main et me proposent de finir avec eux la bouteille de liqueur moldave dix ans d’âge. Ils me tendent une chaise. J’hésite, je songe à la réception confiée à mon binôme, il saura tenir la maison le temps de ma courte absence. Nous parlons chacun notre langue. Nous mimons, surtout. Pour les soixante ans d’Irina, Vaeceslaw lui a offert un séjour à Paris, une soirée au Moulin Rouge, une chambre avec vue sur la Tour Eiffel. Nous
entrechoquons nos verres. Joyeux anniversaire ! SantĂ© ! Je n’ose pas dire non lorsqu’ils me versent une coupe d’une liqueur de chez eux qu’ils m’invitent Ă dĂ©guster.
Avant de prendre congĂ©, je pose pour la photo au bras d’Irina, le regard rieur. Nous Ă©changeons des bribes de russe qu’ils m’apprennent mĂ©langĂ©es au français que je leur offre en Ă©change, des poignĂ©es de mains chaleureuses.
Il est quinze heures, je retourne bosser un peu pompette.
Le foulard chamarré
Un foulard chamarré sur le front buriné par les ans, une chaussette remontée, l’autre pas, le regard qui s’accroche au mien. Minuit longtemps passé. Il fait un froid de gueux. Ses mains commentent ses paroles. Je parle avec une vieille dame dans le métro. Je ne comprends pas grand-chose à ce qu’elle me raconte mais elle me raconte un monde de gens, de sentiments, de couleurs. Elle y met du cœur. Je n’y comprends toujours rien. Mais elle est contente. Et moi aussi.
Hélène
ou nos poignets droits
Bureau
des admissions à la clinique ce jeudi. « Personne suivante ! »
La dame à la robe tunique revival vert amande m’invite à m’asseoir. Je décline mon identité. « Quel est votre chirurgien ? » Je lui réponds. Elle émet un « oh » mi-admiratif mi-empathique et continue : « Elle est bien. Elle est très bien. Elle est très très bien. »
La secrétaire est avenante, douce et me parle de sa voix fluette. Quand je lui signale que je me fais opérer du poignet droit, elle lève le nez de son clavier d’ordinateur, darde sur moi ses yeux cerclés de grosses lunettes et me tend son poignet droit. Elle aussi s’est fait opérer. Fracture croisée du radius. Les deux broches dont on l’a affublée ont laissé une cicatrice encore visible cinq ans après. « Je suis tombée du premier étage. Je faisais mon ménage. »
Nous terminons l’admission administrative, elle m’explique deux ou trois choses sur ma chambre, mon dossier et mes quatre jours d’hospitalisation, me reconduit vers la salle d’attente. Souhaitant mettre un nom sur un visage ami dans cet espace inconnu, je lui demande son prénom. Son visage s’éclaire soudain. « Hélène. Je m’appelle Hélène. »
Depuis mon fauteuil en salle d’attente, je la distingue qui, s’occupant d’autres patients, jette des coups d’œil discrets vers le gars qui lui a demandé son prénom, l’a tirée de sa torpeur, a tenté de la séduire, peut-être. Après tout, qui sait ce qu’elle pense.
Allez
viens !
C’est un jour où la cliente demande à son amie sur le perron du bar-tabac de la rue Daguerre, « Nadiaaaa tu es de quel signe ? » Un jour pour improviser un déjeuner. Ce sera un croque-madame arrosé d’un verre de Tariquet. Une passante dit au vieux monsieur au pigeon, « C’est un samedi où il fait bon être en retard pour tout, n’est-ce pas ? » Le vieux monsieur raconte à ses voisins de tablée l’histoire du volatile qu’il promène au bout d’une cage. Le couple à ses côtés le prend en photo lorsqu’il arrime la cage au guidon de son vélo. C’est un jour où il fait doux prendre un café au coin de chez soi. Respirer la nonchalance du quartier un samedi après-midi de mars. Où je croise Rodica von Buta qui disait de son accent chantant un peu de Roumanie, « Allez viens ! » dans une carte de vœux vidéo circulant sur le web,
où je manque lui parler alors qu’elle grimpe dans un taxi après avoir pris congé de son voisin. Où l’apprentie conductrice réussit son créneau du premier coup, fière comme Artaban. Où la vendeuse de « Madame de » campée sur le seuil de sa boutique fume la cigarette de seize heures quarante-sept. La bouquinerie d’à côté pare sa vitrine de tulipes en papier, de coccinelles en chocolat. Les caisses en bois peint sur le trottoir offrent au chaland Enid Blyton et son Oui-oui
et la Girafe rose. Un petit vent agite les fleurs du pissenlit Ă©clos rue Daguerre. Allez viens ! Ouiiiii viens, on est bien !
La
femme au miroir Hello Kitty
Quand je m’ennuie dans le train, j’observe le spectacle de mes compagnons de voyage.
Un haut noir, col V offrant au regard la naissance de ses seins, une bretelle de soutien-gorge fuchsia et une constellation de grains de beautĂ©. Elle chewing-gomme. D’un geste mĂ©ticuleux armĂ© d’une pince, elle s’épile les sourcils. Schlak. Rictus de douleur. Schlak. Nouveau rictus. La sĂ©ance achevĂ©e, elle se saisit d’un rouleau adhĂ©sif anti-bouloches et le fait rouler sur son haut noir, chassant les sourcils Ă©chappĂ©s de leur arcade. Elle troque son miroir ordinaire pour un miroir de poche Hello Kitty incrustĂ© de brillants et se maquille. Le fond de teint masque les impuretĂ©s de la peau, la poudre vole sur le haut qu’elle n’oublie pas d’épousseter, le mascara arque ses cils, un crayon rose bonbon dessine ses lèvres. IndiffĂ©rente Ă ma fascination, elle parachève le tableau d’un pschitt, Ă©chantillon de parfum Chanel qui dĂ©gouline sur son cou.
Musique dans les oreilles, elle joue Ă Candy Crush sur son iPad.
Je brûle d’envie de me couper les ongles de pieds à la barbe épilée de ma voisine de TGV.
La
carotte de la rue Daguerre
Aussi frais qu’une courgette évanouie dans le bac à légumes du réfrigérateur en panne, je pars en quête du croissant qui épongera les quatre expressos avalés à jeun. À peine ai-je tourné dans la rue Daguerre qu’une femme un tantinet avinée mais joviale m’aborde et s’exclame : « AH AH ! J’ai trouvé la carotte ! »
Puis elle reprend sa route sans demander son reste. J’ai compris qu’elle cherchait le bureau de tabac à un pâté d’immeubles, mais j’ai ri. Et ma journée a démarré de joyeuse façon.
La petite endormie
Dans le métro me berçant jusque chez moi, minuit passé, la dame au manteau grenat, à la robe à grosses fleurs, veille sur sa petite. Tête penchée, elle tient dans son giron sa fillette endormie. Son
sac à main pend fatigué à son coude. Cheveux blond vénitien tirés en arrière, de petites boucles d’oreilles bleu turquoise, le visage envahi par la torpeur, dans une main une baguette et sur les
épaules tout le poids du monde. Le chauffeur de la rame du métro donne un à -coup. Elle ouvre les yeux, se tourne vers moi et m’adresse un sourire empli de lumière.
Bonjour
Marie
Si Paris n’était pas Paris, nous n’aurions ni jambon ni champignon de Paris, ni « les p’tites femmes, les p’tites femmes », ni la Commune ni Doisneau ni Eugène Atget. Nous n’aurions pas Mickey Ă Marne-la-VallĂ©e et Rayponce ne tricoterait ses cheveux qu’Ă Orlando, Floride, USA. Apple ne se pavanerait ni au Louvre ni Ă OpĂ©ra. Ni taxi chafouin, ni serveur rogue causant anglais avec un accent Ă couper au couteau. Nous ne croiserions pas tous ces accordĂ©onistes de pacotille qui assassinent les chansons de Piaf ou de Trenet.
Nous n’aurions pas le loisir de fricoter avec le touriste américain, russe, saoudien ou chinois, de bercer leur sommeil dans les soixante-seize mille chambres d’hôtel que compte la capitale. Si Paris n’était pas Paris, je n’aurais pas eu le loisir de poster pour un client la carte qui suit :
« Bonjour Marie, je suis à Paris avec Raymond. Nous regardons passer les gens près de la Tour Eiffel et nous buvons un de ces vrais cafés français, dans une petite tasse, parce que ça donne l’impression d’avoir de grandes mains. Raymond porte des rayures comme un autochtone. Je suis à court d’espace mais au moins j’ai dit le plus important. J’espère que tu aimes les ours en peluche qui ornent cette carte… »
Pour ma part, je bois mon café dans de grandes tasses, je porte des chemises à carreaux parce que je suis soucieux de porter haut les couleurs des bûcherons parisiens. Casquette de titi parigot vissée sur le crâne et barbe au vent, je rattrape mon bus à trottinette. Je photographie les pissenlits épargnés par les déjections canines le long du Canal Saint-Martin. La baguette croustillante sous le bras, j’écoute la pluie qui tombe dru et je parle à mes pensées qui tardent à fleurir. Je leur récite des poèmes de Prévert.
J’imagine parfois que les couples « se bécotant sur les bancs publics bancs publics »
ou enlacés, adossés à la rampe d’escalier de la rue Chappe menant à Montmartre ou encore ceux qui flânent main dans la main, sur le Pont des Arts, sont de simples figurants payés par l’Office du Tourisme pour entretenir l’image sirupeuse et romantique de Paris.
La
fillette et le pitre
Amandine et moi nous sĂ©parons en une Ă©treinte, un au revoir. Nous rejoignons chacun notre quai de mĂ©tro. Ligne 13, direction Asnières-Genevilliers pour elle, Châtillon-Montrouge pour moi. Nous meublons l’attente en mime. J’illustre en gestes la scène suivante : je prends une douche, je dĂ©bouche une bouteille de jaja, je me verse un verre de vin, je soupire d’aise. Elle mime la fille de bonne famille ou la punkette. Une fillette se prĂŞte au jeu et s’ensuit une saynète. L’amie lève la jambe, la fillette lève la jambe, l’amie fait des pointes, la petite fille Ă©clate de rire et fait des pointes. ExcitĂ©e comme une puce, elle ne lâche plus mon amie. La maman finit par se lasser de sa gamine qui fait des pitreries avec une inconnue. Amandine ne voit pas le monsieur Ă sa droite derrière elle qui ne se dĂ©partira pas une seconde d’un sourire Ă©clatant, bĂ©at.
Rue
du Pont-aux-Choux
Dans mes pérégrinations parisiennes, j’imagine que j’habite ici ou là . À l’angle de la rue du Pont-aux-Choux et du boulevard des Filles-du-Calvaire. Ce grand appartement haussmannien dont je
dévalerais les couloirs en pas chassé. Ce studio sous les toits, rue des Mauvais-Garçons, où je convierais des filles de joie. Passage-d’Enfer ou impasse des Deux-Anges, selon l’envie. Blasphémer rue Dieu. Et fréquenter l’hôtel de passe, rue de la Fidélité.
Paris fourmille de noms de rues à coucher sous les ponts et à chatouiller la rêverie. Entre la rue de la Petite-Truanderie et son aînée, de la Grande-Truanderie, il n’y a qu’un coin d’immeuble où le petit larcin fricote avec la grande criminalité. Pour noyer ses turpitudes Fontaine-des-Innocents à un pâté de maisons.
Mon humeur bucolique m’installerait plutôt rue Papillon, du Soleil, de l’Hirondelle, des Quatre-Vents ou Quai-aux-Fleurs, que de l’Arbre-Sec. Et quand il s’agit d’épeler son adresse, il est plus facile d’habiter rue de la Chaise ou de l’Échelle que le square Cardinal-Wysynski.
Mon
cordonnier est un poète
Ce sont ces petites choses qui me font aimer le quotidien. Un cordonnier aimable dans une boutique aux allures de capharnaĂĽm, rue Daguerre. Cafardnaom, comme je l’ai vu orthographiĂ© sur la Toile — la rĂ©dactrice souffrait peut-ĂŞtre de phobie Ă l’Ă©gard des insectes grouillant, phonĂ©tiquement du moins, dans la graphie du mot.
Revenons au commerçant qui, me gratifiant d’un sourire, me dit bonjour. Et m’explique que oui oui c’est possible, qu’il peut faire ceci. Ou bien cela. Qu’il m’en coûtera tant. Et ce sera prêt dans. Me
tend le bout de carton qui fait foi. Salutations.
Dans la rue, la lecture du petit carton m’émerveille : « PassĂ© trois mois, la maison ne rĂ©pond plus de vos chaussures. Promis pour… » Et le clou, le pompon, la framboise sur le baba au rhum : « Gardez ce talon pour reprendre vos chaussures. »
Mon cordonnier est un poète.
Vivre
âgé sans devenir vieux
Mi-ombre mi-soleil, un bras sur l’accoudoir d’une chaise en fer, elle lit Vivre âgé sans devenir vieux et noircit de notes une fiche Bristol qui tient aussi lieu de marque-pages. À côté, on enfourche un cheval de manège, on crie « attrape-moi », on cueille une brindille pour réparer son nid, on offre ses corolles au papillon, on crisse sous le pas caoutchouteux du promeneur, on allonge le bras pour entrechoquer les boules, on pose sur la pelouse des orteils au vernis défraîchi, on plonge la main dans un paquet de chips, on cancane, on emprunte à son voisin un fauteuil, une clope, on s’égosille sur sa marmaille, on agite ses feuilles au vent. C’est dimanche, il est seize heures vingt-deux au Jardin du Luxembourg.
Le
client et l’hôtelier
Allison, client venu d’un État proche de l’Ohio, en AmĂ©rique, passe Ă la rĂ©ception et confie : « Je vais au restaurant demain. C’est mon anniversaire ».
C’est un jour de fĂŞte qu’il cĂ©lĂ©brerait seul.
Il part vivre sa journée de badaud ravi de visiter le Musée d’Orsay qu’il n’avait vu que sous sa forme désaffectée, trente et quelques années plus tôt. Un voyage à Paris, une quête personnelle et sentimentale qu’il me raconterait le lendemain.
Calme plat en fin de journée. Il s’assied et partage un brin de discussion. Il m’interroge sur mon job. Causant de pluie et de beau temps, il s’aventure finalement à me demander : « Êtes-vous gay ?
J’esquisse un sourire qui rĂ©pond Ă sa question. Il poursuit :
— Parce que je suis gay.
— Je sais. Vous portiez hier un polo orné du blason d’une association homo. C’était inscrit, lui dis-je, moqueur.
Un silence. Puis il se lance :
— Vous accepteriez de vous joindre à moi demain soir, au restaurant que vous m’avez recommandé ?
Spontanément, je réponds :
— Oui. »
Il sourit.
Le lendemain.
Vêtu d’une chemise à carreaux achetée spécialement pour le dîner, me confiera-t-il plus tard, il m’attend attablé, un verre de Chardonnay à la main. J’ôte mon masque d’hôtelier et me lance dans ce tête-à -tête improvisé. Rencontre entre deux personnes. Deux inconnus qui se racontent. Allison a enchaîné les échecs scolaires, rongé par une dépression qu’il parviendra finalement à réduire au silence. « Aujourd’hui je suis heureux, » dit-il. « Mes parents étaient des gens bien, généreux, aimants. » Qui l’ont envoyé en 1964 étudier à la Sorbonne. Un séjour parisien qu’il écourtera mais qui le marquera à vie. Il contemplait alors Orsay, la bâtisse métamorphosée en musée. Les deux gigantesques horloges détraquées l’observaient de leurs yeux vides, l’interrogeaient sur sa destinée. Aujourd’hui, il parvient enfin à traverser le miroir, à se tenir derrière ses immenses yeux, deux horloges surplombant la Seine et offrant une vue sur tout Paris.
Il me raconte son engagement dans l’armée de l’Oncle Sam. Le français qu’il maîtrisait lui a permis de survivre au cauchemar du Vietnam. On l’a envoyé en agent de liaison. Loin de l’enfer. Un espion chargé de localiser, sympathiser avec les locaux parlant le français.
De fil en aiguille, de verre de vin en verre de vin, nous parlons de nos réussites et déboires sentimentaux. Sa douleur de devoir se cacher à une époque qui rejetait sans scrupule les hommes aimant les hommes. La délivrance quand il a réussi à vivre ouvertement sa différence.
Le temps file. L’addition. Une étreinte chaleureuse, sincère. Chacun retourne chez soi. Lui à sa chambre d’hôtel, moi dans mon studio du quatorzième arrondissement. Après une longue promenade dans les rues parisiennes, riche d’une rencontre étonnante, authentique.
Une
araignée au plafond de l’hôtel
C’est une cliente de l’hôtel. Mes collègues me préviennent : « Tu vas voir, elle est folle ». Je ne tarde pas à la croiser. Et à rire sous cape. Comme mes collègues.
La dame à l’orée des soixante ans porte fièrement une robe à fleurs et a troqué les valises classiques contre des sacs en plastique et un caddie pour les courses. Ses cheveux sont un peu en pétard mais elle n’a pas oublié d’être coquette. Sa réservation arrive à son terme. L’hôtel ne lui proposera pas de
rester une nuit de plus. « L’Ă©tablissement est complet, Madame. Ă€ midi, vous devez partir ».
Onze heures. Elle réclame un parapluie que nous n’avons pas. Elle s’emporte, devient hystérique. « Non mais vous comprenez, je vais être trempée, je n’ai pas de manteau, il y a bien quelqu’un dans ce fichu hôtel qui a un parapluie à me prêter. Demandez, trouvez-moi un parapluie », boude-t-elle, figée sur place et croisant les bras telle une petite fille qui fait un caprice. Ma collègue craque et fond sur elle, la réprimande : « Vous allez arrêter de crier maintenant » — en criant. L’atmosphère est électrique. La cliente sort en furie, sans
parapluie.
Onze heures trente. Elle revient trempée mais étrangement rassérénée de la course qu’elle avait à faire. La carte magnétique de sa chambre ne fonctionne plus. Elle en exige une autre, la demande
poliment. Ma collègue refuse de lui en délivrer une nouvelle. Nous convenons finalement que je l’accompagne jusqu’à sa chambre et l’aide à emballer ses affaires. Agacée, elle gagne l’ascenseur.
Elle peste contre ma collègue, se confie à moi en un français châtié. Visiblement, c’est une femme qui a connu un certain rang, qui a étudié. Qui est lucide sur son état. Elle me demande de l’excuser auprès de la réceptionniste, ses paroles, ses actes étaient méchants, elle les retire. « Je suis malade, vous savez ».
J’ouvre la porte de sa chambre. Contrairement à ce qui avait été entendu, je la laisse tranquille. Non sans lui expliquer avec le plus de douceur possible que je l’aidais si elle le souhaitait, que je pouvais lui apporter d’autres sacs. Je l’ai mise dehors. Le cœur serré parce que j’ignorais où elle trouverait refuge, comment elle s’en sortirait, pourquoi elle se trouvait dans une situation aussi précaire — mais avec de quoi payer une chambre d’hôtel quatre étoiles. Malgré la maladie qui la rendait pouilleuse aux yeux des autres, elle tenait bon, elle poursuivait son bonhomme de chemin accidenté.
Pourquoi
tu m’as fait un cœur dans l’oreille ?
Il crayonne déjà au comptoir quand mon amie Karelle et moi nous installons à ses côtés. Un dernier verre, un digestif pour la route comme on dit. Une poire pour moi, un Get 27 pour elle. « Oh
oui ! un Get 27 », dit-il, enthousiaste. Et il commande la même chose. Nous trinquons. Il dépose une flaque de liqueur de menthe poivrée sur le dessin qu’il finit par m’offrir. « Fais en
ce que tu veux, garde-le, jette-le ».
Il est d’humeur joviale et pince-sans-rire. Sur sa droite, deux nanas grisĂ©es par l’alcool commentent ses dessins. Il nous montre le forfait de son fils sur son cahier et avoue sa jalousie pour le talent de l’innocence. Puis en quelques coups de crayon, il croque le portrait de la jeune et jolie serveuse au sourire mutin. Elle se dĂ©manche le cou pour voir et se moque. Il dit encore « Fais-en ce que tu veux, garde-le, jette-le ». Son leitmotiv, sa gentille provocation teintĂ©e de sincĂ©ritĂ© blasĂ©e. Elle : « Ça n’est pas moi, ça ! Pourquoi tu m’as fait un cĹ“ur dans l’oreille ? » Il rĂ©pète : « Fais-en ce que tu veux ».
Elle hĂ©site, s’apprĂŞte Ă le jeter puis se ravise, le dĂ©froisse et repart servir ses clients. Le rire est dans l’air. L’alcool aussi. La deuxième nana imbibĂ©e se fait rembarrer par les deux piliers de comptoir Ă l’autre bout du comptoir. Puis on ne la voit plus. Sa copine la cherche des yeux, l’appelle. Mon amie : « OĂą elle est passĂ©e ? » Moi : « Par terre ».
Nous gloussons bĂŞtement.
Le gars continue ses crayonnés. « J’aime ta veste verte, dit-il, les gens sont tristes, ne portent pas de couleurs, sont tristes. Une ode au Get 27, ta veste ».
La jolie serveuse est partie desservir une table. Il la croque sur une nouvelle feuille de son cahier, achève son dessin d’un sein pointant, le parachève de flèches. « Ah, la langue d’un
homme sur le sein d’une femme, » ronronne-t-il. Je réponds, « oui pourquoi pas… Pas mon trip ».Il ne comprend pas. Je répète avec un sourire. L’œil goguenard, il enchaîne : « le téton d’un homme, alors ! » Lui, mon amie, moi, trinquons aux rencontres improbables et rions. Le nez dans leur verre, ses copines ne comprennent pas.
Soudain victorieux, l’artiste s’exclame : « Une barbe ! » D’un coup de crayon, il ajoute une barbe au portrait de la jolie serveuse. « Mais c’est l’alcool qui te fait faire des trucs pareils ! Pourquoi tu m’as fait une barbe ? », proteste mollement sa copine, la paupière lourde, le regard de traviole. Mon amie et moi partons d’un irrĂ©pressible fou rire.
Depuis, chaque fois que je passe devant ce bistrot de la Rue Daguerre, je ne peux m’empêcher d’y chercher les personnages de cette chronique imbibée.
Je
suis un imbécile heureux
Amandine et moi devisons gaiement autour d’un verre de Chinon, de tomates cerises et cubes apéritifs aux exhausteurs de goûts. Partis pour un cinoche à la maison en compagnie de Pierre Etaix, nous bifurquons vers tout autre chose : un voyage gentiment alcoolisé dans nos souvenirs communs, nos considérations sur le monde tel qu’il va — tout fout le camp ma pauv’ Lucette.
Nous échangeons à propos des cours de théâtre qu’elle donne avec ferveur à ses primaires ou à des adultes socialement décalés qu’elle appelle tendrement ses « grands timides », de
musique, de cinéma, des chemins que nous empruntons. De pragmatisme, de légèreté, de nos joies et de nos peines. Du verre que je m’échine à considérer à moitié plein. En dépit de mes échecs, de mes déboires, de mes blessures, je chaparde çà et là , jour après jour, un sourire, un regard, un geste, un parfum, une impression, un écho de rire, et j’y puise le parfait antidote à la morosité de l’époque. Traitez-moi d’imbécile heureux et vous ferez mon bonheur.
Prenons Etaix, par exemple. Le poète, le clown, le cinéaste, le comparse de Jerry Lee Lewis ou Jacques Tati. Je suis bouleversé par son dessin, un portrait de clown où l’œil est oiseau et la larme plume. Ou séduit par un concert. L’amie Tilly m’invite à écouter Marcel Zanini au Petit Journal de Saint-Michel. De sa voix flûtée, Pierre Etaix précité et présent me dit bonjour. Il vient écouter son épouse Odile qui pose son âme joueuse sur le jazz de Zanini, rejoint par le fiston Nabe.
C’est aussi la musique qui nous transporte mon amie et moi vers cette autre chose que nous n’avions ni préparée ni envisagée. « Oh, ça fait tellement longtemps que je ne suis pas allée danser, soupire Amandine.
— Nous n’avons jamais été en boîte de nuit ensemble !
— C’est vrai, ça. On ira un de ces quatre, hein ?
— Pourquoi pas ce soir ? »
Et nous voilà , bras dessus bras dessous, portant nos pas vers un de ces dancings dont Paris a le secret. D’abord attablés, nous contemplons garçons et garçons, filles et filles, garçons et filles se frottant aux danses de salon. Georges nous présente sa Valérie. Nous picolons, nous guinchons, nous oublions le temps d’une danse qu’un jour nous allons mourir.
Des
smileys et des cœurs plein les mirettes
Sarah s’est vue mourir. Alors que je travaillais Ă l’hĂ´tel oĂą elle sĂ©journe avec Michel depuis quelques semaines, elle attire mon attention alors que je suis occupĂ© avec d’autres clients. Elle ne se sent pas bien, pas bien du tout. J’abandonne mes clients pour accompagner Sarah jusqu’Ă sa chambre. Elle tousse Ă s’en faire pĂ©ter les poumons, elle peine Ă respirer. Elle s’allonge sur le
lit. Je lui tiens compagnie le temps que Michel nous rejoigne et prenne le relais.
Nous appelons les secours. Qui arrivent assez vite et c’est heureux. Sarah me demande si l’on peut emprunter l’ascenseur de service pour Ă©viter les regards indiscrets. Je l’accompagne jusqu’au vĂ©hicule des pompiers. Elle manque s’Ă©touffer entre deux quintes de toux, elle s’Ă©crie : « Ne me lâchez pas, s’il vous plaĂ®t, je vous en supplie, Laurent, ne me lâchez pas ». Je lui tiens la main, la rĂ©conforte.
Sarah est revenue des urgences. Elle y a passé quelques nuits blanches. Elle va mieux.
Elle m’offre de contempler les feux d’artifice avec Michel depuis la terrasse de leur suite. Je dĂ©cline l’invitation. Pour plein de raisons idiotes.
Quand Sarah passe Ă la rĂ©ception, c’est un sourire rayon de soleil et une bise claquĂ©e de la main envoyĂ©e avec candeur et gĂ©nĂ©rositĂ© Ă l’Ă©quipe prĂ©sente. J’ai changĂ© d’avis. J’ai acceptĂ© de rejoindre
mes clients qui retournent le don d’hospitalitĂ© au rĂ©ceptionniste dont c’est le mĂ©tier. « Je ne sais pas pourquoi. Je n’osais pas, lui dis-je. Par timiditĂ© peut-ĂŞtre.
— Tout ça, c’est des conneries, rĂ©torque-t-elle en balayant mes arguments d’un revers de la main.
— C’est exactement ce Ă quoi j’ai pensĂ© quand je vous ai envoyĂ© ce SMS. »
C’est le grand soir du 14 juillet. Elle part faire quelques emplettes et me le signale d’un clin d’Ĺ“il complice. Mes yeux pĂ©tillent d’anticipation. Sarah revient une baguette de pain sous le bras. Devant mes collègues et d’autres clients perplexes, elle rompt le pain et me tend le quignon tout chaud que je grignote vite fait.
Sur leur terrasse, Ă boire et Ă manger. Et la Tour Eiffel qui va emplir les mirettes des cinq cent mille spectateurs massĂ©s sur le Champ-de-Mars, jeter de la poudre Ă nos yeux Ă©blouis, des feux d’artifice en forme de smileys et de cĹ“urs, trente minutes de joie partagĂ©e.
Bras dessus bras dessous, Michel Ă sa gauche et moi Ă sa droite, Sarah s’Ă©merveille de tant de beautĂ©. Elle m’apporte rĂ©gulièrement un bout de pain surmontĂ© d’une tranche de saucisson, elle remplit mon verre. Telle une petite fille de huit ans, elle tricote les
superlatifs, fait des « wow », des « c’est-magnifique », des « qu’est ce que c’est beau », elle partage son bonheur d’ĂŞtre en vie et en bonne compagnie.
Nous mettons Paris en bouteille jusqu’Ă trois heures du matin.
Amélia
et ses dix bras
Marseille.
Mon chemin, ce matin, devait se faire à pied. Vingt minutes pour me rendre à la grande enseigne de bricolage, boulevard Sébastopol. J’ai finalement opté pour le vélo en libre-service qui me tendait le guidon en bas de la rue. Ce furent dix minutes barbe au vent et bon d’achat dans la poche de mon blouson.
Je dis bonjour à Amélia qui tient l’accueil de ce magasin que je visite régulièrement depuis mon installation à Marseille. J’ai tout de suite accroché avec elle. Professionnelle, rapide, efficace et aimable mais sans jamais une once de mièvrerie. Elle est d’un calme et d’une douceur qui tranchent avec sa célérité. Remarquez, l’un ne va pas nécessairement sans l’autre, et Amélia en est la preuve vivante. Avec toujours un trait d’esprit ou un mot gentil.
Fourrageant dans mes poches de blouson, de pantalon, je cherche le bon d’achat que j’étais venu dépenser. En vain. Je me souviens de ma main sur ce bout de papier dans une poche que, bêtement, je n’avais pas zippée. Autant en emporte le vent.
Je tente ma chance auprès d’Amélia qui est débordée et lui demande : « Avec ma carte de fidélité, vous n’avez pas moyen de le réimprimer ? » Une grimace signifiant « J’aimerais bien mais je ne peux pas » déforme son visage. Las, je me dis tant pis pour moi, je n’avais qu’à faire attention. Je lui tends mes achats. C’est un accueil qui fait office de caisse. Elle scanne les articles, répond au téléphone, appelle au micro Jean-Christophe du rayon bidule à rejoindre son rayon bidule, demande à Olivier passant par là « d’arroser s’il te plaît les plantes qui font peine à voir.
— Et si ça ne me plaît pas ?
— Eh bien tu le fais quand même », lui rétorque-t-elle tout en farfouillant dans son ordinateur.
J’ai compris qu’elle avait décidé d’enfiler son habit de magicienne pour faire réapparaître mon bon d’achat disparu. Amélia continue d’agiter ses dix bras pour satisfaire le
maximum de clients. Elle dit non fermement mais avec pédagogie. Elle dit oui avec plaisir bonne journée madame. Elle rappelle Jean-Christophe qui est toujours attendu au rayon bidule.
Puis elle finit par sortir de son chapeau de prestidigitatrice le coupon valable pour onze euros que le vent m’avait raflé. Elle m’adresse un sourire énigmatique, candide et me dit posément : « Je n’ai rien fait, ok ? » Je la remercie discrètement d’un clin d’œil.
En rentrant, à pied cette fois-ci, parcourant le kilomètre et demi séparant la grande enseigne de mon domicile, sans follement chercher, j’ai remis la main sur le fameux bon d’achat portant nom et prénom de votre serviteur qui avait échu sur un coin de trottoir.
La prochaine fois, j’offrirai une boîte de bonbons à Amélia. Ou cette chronique. Ou les deux.
Je
regarde
Paris.
Je m’amuse à apprendre phonétiquement un peu de japonais. Une cliente nipponne m’enseigne un mot chaque jour que dure son séjour. Pour la remercier, je lui transmets en retour des bribes de français. Ce matin, elle me tend religieusement un bout de papier sur lequel est écrit : « je regarde ». Ce « je regarde » qu’elle veut prononcer correctement.
Devant d’autres clients perplexes, elle dit et répète après moi « je regarde » puis elle prend congé, bienheureuse, comme si elle avait obtenu un précieux sésame. La formule lui sera utile pour répondre à la question des vendeuses quand elle fait les boutiques : « Je peux vous aider ? » Elle peut désormais répliquer : « Je regarde. »
Des clients américains s’enquièrent gentiment de mon prénom. « Laurent, comme Yves Saint-Laurent, le grand couturier, » dis-je. Je me risque même à ironiser : « Le week-end, j’habille les stars pour les soirées mondaines, et la semaine, je travaille dans l’hôtellerie pour arrondir mes fins de mois difficiles. » Dans l’ascenseur, j’entends le fils
adulte dire à sa mère, le plus sérieusement du monde : « Oh, il est couturier ! »
Je me demande à quel âge les enfants saisissent l’ironie.
Je
suis passé par le parc
Marseille, Cinq Avenues. Je me glisse dans la file d’usagers achevant leur
trajet en métro. Chacun sur sa marche d’escalier mécanique. À droite, généralement. Les plus pressés dépassent à gauche. Parfois ça bouchonne. J’approche du bouchon en tête duquel une
dame, la soixante-dizaine à l’allure pétulante, marmonne. Les gens devant moi lui demandent courtoisement de se décaler sur la droite pour laisser la voie. Elle refuse et continue de bougonner. Bouche bée et néanmoins stoïques, mes co-voyageurs et moi-même atteignons le parvis à l’extérieur. Je ne peux m’empêcher de commenter à voix haute : « Moi je, moi je, moi je. Les autres n’existent pas pour cette dame. » Elle se retourne et me jette un argument en béton armé : « S’ils sont pressés, qu’ils prennent l’escalier central.
— Oui oui, les soixante et quelques marches. Vous pourriez simplement vous décaler, non ?
— Non.
— Mouais, vous vous en fichez des autres.
Et elle me balance un « Je m’en bats les couilles » dans les gencives. « Comme c’est élégant, » dis-je. Elle éructe et offre de nouveau à la cantonade son « je m’en
bats les couilles », sa marque de fabrique qui laisse les passants alentour circonspects ou hilares.
Riche de cet Ă©change et de mes quatre emplettes, chocolats, tulipes, Patti Smith et Anna Gavalda, je choisis de traverser le parc Longchamp pour regagner mon maison-doux-maison.
Nous sommes mercredi, jour des enfants et jour de vacances, double peine pour les parents impatients. Un garçonnet inspiré ramasse un bout de bois et se fait gourmander par une maman grincheuse qui glapit : « Lâche ça, lâche ça, lâche ça, lâche ça ». Une fillette signale à sa nounou que le rapace en fibre de verre rose bonbon est cassé. Dans l’immense cage abritant des répliques d’animaux, les débris jonchent le sol. Pour ma part, je vois l’oiseau mordre la poussière de guingois depuis belle lurette. Aucun employé des jardins de la ville de Marseille n’a eu de sympathie pour le volatile déchu devenu déchet.
Je n’ai pas le temps de me poser dans l’herbe au soleil pour jeter sur le papier vite fait l’aventure de la dame qui s’en bat les flancs que deux fillettes s’approchent et me proposent de leur acheter des billets de tombola : « Le premier prix, c’est un gros gâteau.
— Un gros cadeau, la reprend sa camarade. Un hoverboard !
— C’est quoi un hoverboard ?, » dis-je.
Les deux gamines me miment l’engin. Plus par sympathie que
par convoitise, je leur achète deux tickets. Elles courent jusqu’à leur mère pour crier victoire ; elles ont plumé de deux euros un nouveau pigeon.
Deux dames bras dessus bras dessous. La mère âgée clopine, la fille tient à la main une pelote de laine. Elles se chamaillent à propos de Facebook qui ceci qui cela.
L’âne apporte sa contribution, il brait.
Une coccinelle escalade le brin d’herbe, déploie ses élytres, part explorer le monde.
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Une Nonnette au Miel des petites Choses © Laurent Delpit – dĂ©cembre 2020