Le minitel pas rose du tout

Le minitel pas rose du tout

Tout le monde sait que la sociĂ©tĂ© est misogyne, sexiste, violente et profondĂ©ment injuste, d’abord Ă  l’Ă©gard des femmes puis des minoritĂ©s. Que font les hommes pour lutter ou, Ă  tout le moins, pour mettre Ă  jour leur logiciel Ă  penser, pour (roulement de tambours… je vais utiliser un verbe honni par les conservateurs) se dĂ©construire(1) ?

Mon mec comme moi avons participé, un peu mais sans en prendre toute la mesure, à véhiculer ce discours sexiste ambiant, terreau de toutes les violences sexistes et sexuelles.

Son rĂŽle au sein de la vaste toile rose et du 3615 Ulla ? Se faire passer pour une jeune femme mise en relation avec des hommes en quĂȘte de conversations lubriques. L’utilisateur ignore tout des coulisses. Il ignore qu’il discute avec un homme (mon mec) se faisant passer pour Jessica, Patricia ou ValĂ©rie. Il doit tenir le client en haleine, le garder le plus longtemps possible en ligne pour gonfler sa… facture tĂ©lĂ©phonique. Alors oui bien sĂ»r, j’entends l’argument : il pouvait refuser le job, refuser de participer Ă  la mascarade. S’il n’avait pas dĂ» tirer le diable par la queue, il aurait probablement passĂ© son chemin. Les bullshit jobs sont rarement proposĂ©s aux personnes aisĂ©es ou ayant le choix.

J’ai moi aussi vĂ©hiculĂ© plĂ©thore de discours sexistes. Comment ? En traduisant, réécrivant, adaptant des romans sentimentaux (des romans de gare) prĂ©tendument Ă©crits par des femmes, traduits par des femmes, lus par des femmes. C’Ă©tait du Harlequin version J’ai Lu (Flammarion). 12 romans, 3 ans d’activitĂ©. Tout n’Ă©tait pas Ă  jeter, loin de lĂ . J’ai aimĂ© dĂ©tricoter un roman pour le réécrire. Mais les histoires Ă©taient pĂ©tries de clichĂ©s sexistes, de destins soumis par essence au bon vouloir des hommes, de scĂšnes Ă©rotiques. Que savais-je, intimement, du dĂ©sir d’une femme pour le transposer aux personnages fĂ©minins dont je retranscrivais les fantasmes ? DĂ©terminĂ© Ă  me faire une place dans le monde de l’Ă©dition, aussi petite soit-elle, j’ai acceptĂ© avec joie ce rĂŽle de rewriter. À condition de rĂ©ussir les essais qu’on m’avait soumis. Et d’accepter d’Ă©crire sous un pseudonyme fĂ©minin, Alice Bergerac. Proposition faite par… une femme (mon Ă©ditrice chez J’ai Lu), intrĂŽnisĂ© par une autre femme (traductrice reconnue dans le milieu de l’Ă©dition).

Ce long préambule autocentré pour laisser la place et le mot de la fin à une autrice de talent, Karin Bernfeld par la voix de son deuxiÚme roman (illustration).

Des cauchemars la giflent.

L’ironie et la provocation en bandouliĂšre, Alice s’abĂźme dans un job alimentaire et malsain : animatrice sur minitel rose(2), l’ancĂȘtre des applis de drague mais oĂč l’homme s’Ă©bat alors seul avec sa solitude, sa sexualitĂ© dĂ©traquĂ©e. Dehors, pour ne pas prĂȘter le flanc aux prĂ©dateurs, elle s’efface, physiquement, mentalement. Besoin de s’oublier. Elle est tĂ©moin et actrice, Ă  son corps dĂ©fendant, de dĂ©viances sexuelles. C’est sale, dĂ©gueulasse ou insupportable, c’est atroce lorsqu’elle raconte ce secret trop lourd Ă  porter. C’est l’humain dans toute sa complexitĂ© et son insondable part sombre (et criminelle). C’est un roman oĂč l’on trouve le minitel, les rĂ©pondeurs, des cabines tĂ©lĂ©phoniques en bas de chez soi mais tout est trĂšs actuel. Il suffit pour s’en convaincre de voir les procĂšs rĂ©cents retentissants sur l’industrie de la pornographie pour comprendre qu’on n’a pas bougĂ© sur la question.

Elle a failli ĂȘtre heureuse.

Sur une Gnossienne de Satie massacrĂ©e par un voisin, l’autrice de Plainte contre X interroge dans ce roman fascinant les rapports de domination et ses dĂ©rives, les hommes qui consomment et abĂźment les femmes, objets Ă  disposition depuis que le monde est monde. C’est sans compter sur la rage presque animale d’Alice que l’autrice embarque dans une derniĂšre partie tarantinesque aussi Ă©tonnante que jouissive.

Alice au pays des femelles de Karin Bernfeld, Ă©d. J’ai Lu. Son Ɠuvre est disponible chez votre libraire ou Place des Libraires.



(1) Interroger les fondements, rĂ©flĂ©chir, repenser. DĂ©construction n’est pas un gros mot, au contraire. Écoutez 🎧 le podcast sur le sujet, des mots sens dessus dessous sur France Culture.

(2) Coucou Xavier Niel qui a fait fortune, parmi d’autres, avec un minitel qui n’avait de rose que l’adjectif.

Commentaires

  1. Orpheus

    Pendant ma licence, j’ai fait de l’animation tĂ©lĂ©matique 3615
 Je pensais que j’allais pouvoir payer tranquille mon studio d’étudiant, mes loisirs et mes vacances

    J’ai tenu 3 jours avant de dĂ©missionner.
    3 jours !
    Et pourtant, il en faut pour me choquer.

    • Du peu que j’en ai lu et de ce qu’Ă©crit Karin Bernfeld, il faut avoir le cƓur et l’estomac solides pour supporter cette cour de dĂ©traquĂ©s…

  2. A chaque Ă©poque, on n’a pas toujours le recul nĂ©cessaire pour ce dont on n’a pas encore mesurĂ© toutes les tenants et aboutissants


    • Le capitalisme n’attend pas les annĂ©es pour crĂ©er des monstres. Et la pornographie en est, Ă  mon humble avis, un des rejetons incontrĂŽlĂ©s.

      Mais je m’Ă©gare, tu Ă©voquais nos aveuglements et je suis d’accord avec toi, il a fallu MeToo pour que la majoritĂ© s’interroge et remette en question son logiciel misogyne.

  3. Super intĂ©ressant comme parcours et dĂ©marches ! Tu livres lĂ  un tĂ©moignage Ă©difiant et intĂ©ressant. Merci ! 😀

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