Deux ploucs au Wepler


De ce côté-ci de la baie vitrée, j’avise la Place Clichy et son étourdissant tohu-bohu, l’artisan qui achève de peindre sur la vitre des symboles de la gastronomie servie de ce côté-ci. C’est très propre sur soi, c’est costumé, cravaté, bourgeoisement confortable. Et j’y invite Amandine qui a longtemps vécu dans le coin, longtemps éclusé les bars pas chers.

Mais en dix ans de vie de quartier, jamais elle n’avait déjeuné au Wepler. Il était temps de réparer cet impair. Pour apprécier les sourires affables du maître d’hôtel, les cravates des serveurs, la qualité des produits. Le plouc, le snob, le bourgeois, ne sont pas là où l’on croit, ne sont pas ceux que l’on croit. Certes. Soyons clair, ça n’est pas avec des allocations qu’on y déjeune.

Mais après tout, pourquoi pas ?

Chardonnay et feuilleté de je-ne-sais-plus-quoi sur lit d’épinards frais et pleurotes.
Etc. Amandine sort fumer, se poste près de notre baie vitrée. On ne s’entend pas. On contemple. Ces dames blondes (l’une platine, l’autre vénitien) savourant goulûment leurs huîtres. Cet homme en terrasse reluquant ces croquis salaces en un magazine passablement sexiste. Il ne voit pas notre manège. Moi, de ce côté-ci, feignant le « oh shocking » mais déchiffrant ces dessins par-dessus son épaule, de l’intérieur. Elle roulant sa clope et des yeux écarquillés. Nous nous croyons discrets. Que nenni. Un certain client nous avait scrupuleusement observés.

Mêlant le clin d’œil à l’index invitant, il me fait part de la joie qu’on avait éveillé en lui. Joie et… intérêt. Une formule de politesse en guise de bonjour et d’excuse compassée. Il m’intime de garder le secret – que je garde le temps de sauver les apparences. Il s’excuse.
« Dites, me dit-il, il se passe parfois des choses étonnantes, je vous ai observés, c’est extraordinaire, votre amie et vous… Ne la quittez pas. Ou si vous la quittez… Envoyez-moi un mail. »
Je regagne ma place. Lance un regard amusé, circonspect, tout sauf muet, à mon amie. Qui n’est pas mon amie au sens où l’entend ce client. Elle veut savoir. Je change de sujet. Je règle l’addition. Au passage, le client me glisse sa carte de visite. Amandine ignore encore la teneur de l’échange. Elle doit couler une œillade interrogatrice à l’individu cravaté car il lui lance un
« Comme disait Agatha Christie, le mystère s’épaissit. »
Mais l’avait-elle vraiment écrit, Agatha ?

Parvenus au pittoresque Cyrano de la rue Biot, on nous sert nos cafés allongés, sur son échelle, un technicien accroche au tableau les lettres de la prochaine vedette de l’Européen. Je raconte l’échange du Wepler à mon amie. Elle éclate d’un rire tonitruant. Et secoue mes certitudes.
« Qui cherchait-il réellement à draguer, ton avocat en droit des affaires européennes ? Moi ou toi ? »



Amandine a écrit sa version : Lolo au Ouéplère

À la mémoire d’Amandine, morte à Saint-Ouen (93) à 34 ans, le 6/11/2014

billet publié sur des fraises et de la tendresse en septembre 2010

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