8h30. Ouverture du magasin. Les caddies et cabas qui trépignaient devant les grilles s’engouffrent dans les allées, contournent les têtes de gondole et se ruent vers les étals de légumes, les stands de fromages, poissons et charcuteries. Les roues des chariots crissent de concert, les poussettes se remplissent méticuleusement.
J’actionne le pilote automatique. Un coup de propre à ma caisse. J’attends. Les premiers clients sont un panachage de p’tits vieux, de lève-tôt, de clochards et paumés en tous genres. Mon premier client est une cliente. Elle vient faire ses provisions de rouge qui tache.C’est une voisine et elle me reconnaît. Le visage rubicond et la parole volubile. Elle parle fort. Sur le tapis de caisse, un intrus, une boîte de conserve dissimulée derrière le jerrycan de vin rouge. « Il faut bien manger », me dit-elle de son air rigolard. Elle paie avec une poignée de ferraille qu’elle vide de ses poches de pantalon. S’en va. Un grand signe du bras au loin pour dire au revoir. Il signifie : « A demain mon pote ! »
Le passage en caisse est fluide. Je satisfais aujourd’hui aux critères d’efficacité et de rapidité, douze articles par minute. Je me concentre sur la vitesse de passage et le temps s’envole. Deux heures s’écoulent. Deux heures sans qu’un client ne m’adresse la parole. De toute façon, je déclenche mécaniquement le SBAM, la formule accueil gagnante de l’enseigne. Sourire. Bonjour. Au revoir. Merci. Oublions le sourire pour l’instant, pas envie. Quant au bonjour, il doit être précédé d’un monsieur, madame ou mademoiselle. Pas un jour sans que je prenne madame pour monsieur, monsieur pour madame, ou mademoiselle pour madame. Rebelote pour le au revoir. La formule complémentaire, cadeau de la maison, le SBAM+ c’est « à bientôt, bonne journée, bonne soirée, bonnes fêtes, bon vent. »
Voici l’affluence de 10h30. Dans la file je reconnais madame A. Quelques articles dans les mains qu’elle dispose précautionneusement. Si peu d’achats, c’est à se demander si les p’tits vieux n’échelonnent pas exprès leurs courses sur la semaine afin de ne passer que quatre ou cinq articles en caisse chaque jour. Elle sort son porte-monnaie de son sac en bandoulière, saisit ses lunettes, plisse les yeux afin d’en vérifier la netteté puis s’assure qu’elle ait bien l’appoint. Elle règle ses achats systématiquement en espèces.
Mercredi suivant. 11h40. Je reviens d’une pause repas anticipée. Retour au boulot. Sur mon chemin, l’allée de caisses est propice aux discussions. Je discute avec la « top hôtesse » du mois. Puis je croise madame A., apparemment en proie à un malaise, je me presse à sa rencontre, lui propose mes services, qu’elle refuse. Tout va bien, me dit-elle, elle ne veut gêner personne. J’insiste. Elle refuse à nouveau mais avec un sourire – un rictus de douleur. Je la laisse le temps d’aller chercher une chaise et un verre d’eau. Je les lui tends. Elle se confond en remerciements. C’est normal, lui dis-je. Puis elle me prend le coude et me glisse dans son joli accent asiatique, « vous, vous avez un cœur en or, gardez-le. » Je lui réponds par une faible tape amicale sur la main et la quitte.
C’est à sa phrase que je songe lorsque la semaine suivante elle vient régler ses achats à ma caisse. Je me suis toujours demandé si mes clients habitués choisissaient la caisse et son employé ou si c’était le fruit du hasard. Peut-être un peu des deux. Cette fois-ci, ma vieille Asiatique a les yeux rouges. Visiblement, il lui est arrivé quelque chose. Elle sait qu’elle peut parler, et c’est ce qu’elle fait :
– Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça… Vous savez ce qui m’est arrivé ? Je montais dans le bus… et, à l’intérieur, deux jeunes garçons s’approchent de moi. J’imagine alors qu’ils veulent me donner un coup de main. Mais non ! Le grand m’agrippe les épaules et me sort du bus. Ils riaient… ils riaient… et le bus est parti sans moi. Qu’est-ce que je leur ai fait ?
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