Sourire. Bonjour. Au revoir. Merci.

Happy Walk Sign – photo de flöeschen, sous licence Creative Commons, Flickr.com

8h30. Ouverture du magasin. Les caddies et cabas qui trĂ©pignaient devant les grilles s’engouffrent dans les allĂ©es, contournent les tĂȘtes de gondole et se ruent vers les Ă©tals de lĂ©gumes, les stands de fromages, poissons et charcuteries. Les roues des chariots crissent de concert, les poussettes se remplissent mĂ©ticuleusement.

J’actionne le pilote automatique. Un coup de propre Ă  ma caisse. J’attends. Les premiers clients sont un panachage de p’tits vieux, de lĂšve-tĂŽt, de clochards et paumĂ©s en tous genres. Mon premier client est une cliente. Elle vient faire ses provisions de rouge qui tache.C’est une voisine et elle me reconnaĂźt. Le visage rubicond et la parole volubile. Elle parle fort. Sur le tapis de caisse, un intrus, une boĂźte de conserve dissimulĂ©e derriĂšre le jerrycan de vin rouge. « Il faut bien manger », me dit-elle de son air rigolard. Elle paie avec une poignĂ©e de ferraille qu’elle vide de ses poches de pantalon. S’en va. Un grand signe du bras au loin pour dire au revoir. Il signifie : « A demain mon pote ! »

Le passage en caisse est fluide. Je satisfais aujourd’hui aux critĂšres d’efficacitĂ© et de rapiditĂ©, douze articles par minute. Je me concentre sur la vitesse de passage et le temps s’envole. Deux heures s’écoulent. Deux heures sans qu’un client ne m’adresse la parole. De toute façon, je dĂ©clenche mĂ©caniquement le SBAM, la formule accueil gagnante de l’enseigne. Sourire. Bonjour. Au revoir. Merci. Oublions le sourire pour l’instant, pas envie. Quant au bonjour, il doit ĂȘtre prĂ©cĂ©dĂ© d’un monsieur, madame ou mademoiselle. Pas un jour sans que je prenne madame pour monsieur, monsieur pour madame, ou mademoiselle pour madame. Rebelote pour le au revoir. La formule complĂ©mentaire, cadeau de la maison, le SBAM+ c’est « Ă  bientĂŽt, bonne journĂ©e, bonne soirĂ©e, bonnes fĂȘtes, bon vent. »

Voici l’affluence de 10h30. Dans la file je reconnais madame A. Quelques articles dans les mains qu’elle dispose prĂ©cautionneusement. Si peu d’achats, c’est Ă  se demander si les p’tits vieux n’échelonnent pas exprĂšs leurs courses sur la semaine afin de ne passer que quatre ou cinq articles en caisse chaque jour. Elle sort son porte-monnaie de son sac en bandouliĂšre, saisit ses lunettes, plisse les yeux afin d’en vĂ©rifier la nettetĂ© puis s’assure qu’elle ait bien l’appoint. Elle rĂšgle ses achats systĂ©matiquement en espĂšces.

Mercredi suivant. 11h40. Je reviens d’une pause repas anticipĂ©e. Retour au boulot. Sur mon chemin, l’allĂ©e de caisses est propice aux discussions. Je discute avec la « top hĂŽtesse » du mois. Puis je croise madame A., apparemment en proie Ă  un malaise, je me presse Ă  sa rencontre, lui propose mes services, qu’elle refuse. Tout va bien, me dit-elle, elle ne veut gĂȘner personne. J’insiste. Elle refuse Ă  nouveau mais avec un sourire – un rictus de douleur. Je la laisse le temps d’aller chercher une chaise et un verre d’eau. Je les lui tends. Elle se confond en remerciements. C’est normal, lui dis-je. Puis elle me prend le coude et me glisse dans son joli accent asiatique, « vous, vous avez un cƓur en or, gardez-le. » Je lui rĂ©ponds par une faible tape amicale sur la main et la quitte.

C’est Ă  sa phrase que je songe lorsque la semaine suivante elle vient rĂ©gler ses achats Ă  ma caisse. Je me suis toujours demandĂ© si mes clients habituĂ©s choisissaient la caisse et son employĂ© ou si c’était le fruit du hasard. Peut-ĂȘtre un peu des deux. Cette fois-ci, ma vieille Asiatique a les yeux rouges. Visiblement, il lui est arrivĂ© quelque chose. Elle sait qu’elle peut parler, et c’est ce qu’elle fait :

– Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça
 Vous savez ce qui m’est arrivĂ© ? Je montais dans le bus
 et, Ă  l’intĂ©rieur, deux jeunes garçons s’approchent de moi. J’imagine alors qu’ils veulent me donner un coup de main. Mais non ! Le grand m’agrippe les Ă©paules et me sort du bus. Ils riaient
 ils riaient
 et le bus est parti sans moi. Qu’est-ce que je leur ai fait ?



Commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

8 + 2 =
Powered by MathCaptcha